Pour « gagner les cœurs et les esprits« de ses concitoyens, l’UE doit mettre en avant le patrimoine culturel commun qui fonda sa vocation universelle, estime, dans une tribune au « Monde », un collectif d’intellectuels et d’artistes parmi lesquels Giuliano da Empoli, Fernando Savater et Sasha Waltz.
Récemment, le géopoliticien américain Joseph Nye rappelait que l’une des forces majeures du projet européen était sa culture transnationale. Cette culture commune qui est une évidence pour quiconque regarde l’Union européenne depuis le reste du monde, nous, citoyens de l’Union, avons de plus en plus de mal à en prendre conscience et avons trop tendance à la négliger. Cela nuit à notre capacité de nous penser et de nous projeter ensemble à un moment où, plus que jamais, l’unité européenne est indispensable. C’est la condition pour nous donner les moyens de façonner notre destin et cesser de le subir.
Il est vrai que la création de ministères de la culture au lendemain du second conflit mondial, et surtout ces dernières décennies, a eu tendance à privilégier les traits spécifiques de chacune de nos cultures au mépris de notre patrimoine culturel commun. Toute institution nouvelle voulant montrer son utilité, cette dynamique de l’aveuglement a mis en exergue ce qui nous divisait plutôt que ce qui nous rassemblait. Parfois, elle a même favorisé, malgré elle, les nationalismes, les populismes et les corporatismes, au détriment de la création à vocation universelle qui a fait le génie de l’Europe.
Un nouveau « Bauhaus européen »
C’est cette dynamique qu’il s’agit de rompre. Une autre approche eut pu être de valoriser aussi bien nos diversités que nos communalités, et de travailler à la mise en perspective européenne de chacune de nos particularités, ce que nul autre mieux que le médiéviste polonais Bronislaw Geremek (1932-2008) savait faire.
Lors de son discours sur l’état de l’Union européenne, le 16 septembre 2020, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a ouvert une perspective inédite en ébauchant le projet d’un nouveau « Bauhaus européen ». L’enjeu est majeur : créer un nouvel espace public urbain, fruit d’une collaboration transdisciplinaire à la croisée de l’architecture, de la culture, des nouvelles technologies et de la citoyenneté, qui soit également un accélérateur de la transition environnementale et numérique de nos villes.
Le Bauhaus européen traduit une première prise de conscience des autorités européennes que le plan de relance ne peut se limiter à une série d’investissements se chiffrant, certes, en dizaines de milliards d’euros présentés lors de « slide shows » par des consultants en complet veston. Au contraire, le plan de relance européen doit s’inscrire dans un vrai mouvement social et culturel, capable de gagner les cœurs et les esprits de nos concitoyens.
Cette capacité de passer du terrain de la raison à celui des sentiments, pour créer l’unité et lutter contre les populismes rampants, Eleanor Roosevelt avait compris que c’était une condition fondamentale d’appropriation par les citoyens américains du « New Deal » du président Roosevelt. Grâce à la première dame américaine, le New Deal a inclus un volet culturel puissant : le projet « Federal One » a favorisé la cohésion de la nation et créé les conditions pour faire des Etats-Unis d’Amérique une extraordinaire puissance culturelle, alors que, jusque-là, c’était la culture européenne qui faisait référence. L’Amérique a ainsi pu développer un soft power qui reste, neuf décennies plus tard, une dimension fondamentale de sa puissance.
Aujourd’hui, alors que les Parlements nationaux débattent du plan de relance européen, il est encore temps que celui-ci intègre une vraie dimension culturelle, un « new deal » culturel européen qui s’inscrive dans les traditions européennes de la Renaissance liant art, technique et technologie.
Briser le tabou de la neutralité identitaire
Ceci est d’autant plus crucial que le monde de la culture est, avec les secteurs du transport aérien et du tourisme, un de ceux qui souffrent le plus depuis le début de la pandémie. Au-delà du tabou d’un véritable budget européen géré de manière fédérale, le moment est venu de briser un tabou encore plus puissant : la neutralité identitaire. Cette dernière a conduit les institutions européennes à négliger les politiques culturelles et à rejeter systématiquement toute dimension symbolique, en faveur d’un pragmatisme dépourvu d’âme et d’émotion.
Il y a trois conditions pour mettre sans délai la culture au cœur du projet européen. D’abord, que les acteurs du monde de la culture s’approprient les initiatives de la Commission comme le nouveau Bauhaus européen, les plans d’action pour les médias et la démocratie qui comptent une forte dimension culturelle, ainsi que le nouveau programme « Europe créative », et soient forces de proposition de projets transnationaux.
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