Quand Pierre Hurmic, alors candidat d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) aux municipales de mars 2020, parlait de Bordeaux, il annonçait qu’il voulait en faire «une ville d’arts et de cultures», avec un pluriel assumé. Et dans l’entre-deux-tours, répondant à une tribune, publiée sur le site Rue89Bordeaux, de 700 artistes de toutes disciplines l’invitant à des engagements concrets, le futur maire de Bordeaux avait promis une démarche engageant l’«urgence culturelle». A l’image de la dizaine de victoires vertes en juin 2020, celles de Bordeaux et de Strasbourg ont suscité craintes et espoirs dans le milieu culturel. Mais dix-huit mois plus tard, la feuille de route artistique peine à sortir du flou.
Il faut dire que sur les bords de la Gironde et dans les autres municipalités EELV, les équipes ne s’attendaient guère à gagner et que leurs campagnes ont surtout été axées sur les thématiques de l’urbanisme et du verdissement des villes. Comme pour la plupart des candidats à l’investiture municipale, la culture n’était pas une priorité. Le programme de EELV en la matière a pourtant été réfléchi depuis une dizaine d’années. Partant du constat de la persistance des inégalités dans l’accès à la culture et d’une démocratisation marquant le pas, les Verts souhaitent depuis longtemps changer de modèle.
«En plus de la décarbonation de la culture, il y a cette idée qu’il faut réconcilier les publics avec les institutions culturelles ou créer d’autres espaces pour que ceux qui ne s’y sentent pas à l’aise puissent exprimer leurs cultures», souligne Pascale Bonniel-Chalier, ancienne responsable de la commission culture de l’organisation et conseillère régionale en Auvergne-Rhône-Alpes.
Une des principales propositions que les écologistes mettent en avant, en plus du conditionnement de soutien aux projets en fonction de critères environnementaux et sociaux, est la mise en œuvre des «droits culturels» qui postule que les individus ont tous une capacité à contribuer à la vie artistique. «Nous avons la volonté de décloisonner la culture et d’engager une coconstruction de notre politique avec les habitants», explique Francine Lajournade-Bosc, une des responsables de la commission. Un postulat séduisant pour toute une partie des acteurs culturels, selon Emmanuel Vergès, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles : «Ce monde a des attentes fortes sur ce parti car les politiques culturelles sont inchangées depuis des décennies.»
"Maladresse"
L’expérience de l’arrivée de l’équipe d’Eric Piolle à Grenoble, en 2014, a cependant quelque peu terni cette image novatrice des écologistes. En décidant de couper les vivres à l’orchestre municipal et en baissant celles de la MC2 (scène nationale), en reprenant en main deux théâtres municipaux et en fermant un lieu de musiques actuelles – le tout sous couvert d’une critique d’une offre trop peu populaire –, le maire a en effet braqué les cercles artistiques de la capitale de l’Isère. Et servi un peu d’épouvantail. Sans renoncer à leur utopie démocratique, les maires verts élus en juin 2020 avaient donc conscience de devoir être plus prudents dans leur approche.
A Bordeaux, Pierre Hurmic avait ainsi clairement affiché sa volonté de s’attaquer à la toute-puissance de l’Opéra national de Bordeaux (ONB) et de procéder à des «rééquilibrages» budgétaires. La pandémie et son cortège de fermetures ont cependant freiné ses ardeurs. Comme dans beaucoup de grandes villes, un plan d’aide a été engagé pour seconder les mesures gouvernementales et les réformes ont été mises en attente. Seul changement d’importance : le non-renouvellement du mandat du directeur de l’ONB, Marc Minkowski, remercié en janvier 2021 car jugé trop élitiste dans sa programmation.
Les interrogations ont resurgi en avril 2021 avec le lancement du Forum de la culture, destiné à être la première étape de la mise en œuvre des fameux droits culturels. Une grande campagne d’affichage a alors fleuri dans les rues : «La culture, ça coûte trop cher ?», «Artiste, c’est un métier ?», interrogeaient les panneaux. Une communication provocatrice qui est mal passée. «Notre message n’a pas été compris», reconnaît Pierre Hurmic, auprès du Monde fin décembre. La mairie a depuis fait amende honorable, avoué une «maladresse» et embauché une directrice de la communication. Cela n’a pas empêché les premières accusations de populisme culturel de fuser à droite et le doute de s’installer dans les milieux artistiques.
"Acteurs locaux"
«Cette campagne un peu rentre-dedans marquait au fond une vraie méconnaissance du milieu. En opposant maladroitement artistes professionnels et artistes amateurs, ils ont laissé croire que tout le monde pouvait être artiste, avec, qui plus est, des injonctions claires à “faire du bordelais”», remarque Thierry Lounas, directeur de la société de production Capricci. «On a eu peur en se demandant où ils allaient nous emmener. Ils ont dû procéder à une montée en compétences…», renchérit Xavier Viton, directeur des théâtres privés Molière et Trianon. Impréparation et manque de réflexion reviennent en boucle dans les remarques des acteurs. La grande concertation avec les artistes, lancée en mai 2021 lors du Forum de la culture, a permis au maire de préciser ses grandes lignes d’action en conseil municipal : création de lieux culturels de proximité, soutien à l’émergence d’artistes locaux, promotion de l’éducation artistique, meilleur équilibre des subventions entres grosses institutions et autres formes artistiques…
Mais depuis, les actes se font attendre. Le document d’orientation sur la politique culturelle, promis à l’automne, est désormais annoncé pour février 2022, en même temps que les arbitrages budgétaires. «On ne comprend pas ce qui se passe : on sait qu’ils ont la volonté de faire des choses mais on ne sait pas quoi. J’espérais plus d’enthousiasme», se désole Eric Roux, directeur de la Rock School Barbey, une scène de musiques actuelles qui attend le feu vert pour son extension. L’écoute attentive accordée par l’adjoint à la culture, Dimitri Boutleux, aux formes émergentes et aux créateurs ne suffit plus : «Le discours tenu sur la valorisation des acteurs locaux et des associations est séduisant mais on n’en voit pas la concrétisation. On a l’impression qu’ils sont tétanisés, sidérés par l’ampleur de la tâche», assure Johanna Caraire, codirectrice du Festival international du film indépendant de Bordeaux.
L’adjoint à la culture se défend de tout attentisme, expliquant qu’il avait besoin de mettre tout le monde autour de la table. «Mon projet, explique Dimitri Boutleux, est de nous servir de la culture comme levier de transformation urbaine, à l’image de ce qui a été fait avec l’Ile de Nantes.» Les établissements publics subventionnés comme l’Opéra national de Bordeaux, le Théâtre national de Bordeaux Aquitaine (TNBA) et les musées municipaux seront ainsi appelés à diffuser leurs activités dans des «lieux d’action culturelle» dont chaque quartier sera doté. Les gros événements, clés en main, seront, eux, revus à la baisse. «On préfère faire avec des acteurs locaux», ajoute Pierre Hurmic. Pas de quoi, jusque-là, révolutionner la scène bordelaise.
"Cahier des charges"
Ce tâtonnement perceptible se traduit aussi dans l’ébauche du budget 2022. Alors que les écologistes avaient claironné vouloir baisser les subventions des gros équipements pour mieux aider les petites structures et les indépendants, l’équipe a mis un sérieux bémol en gardant les équilibres intacts. Sur les quelque 74 millions d’euros reconduits, 30 millions iront aux équipements municipaux – dont 22 millions pour l’ONB –, 40 millions à la masse salariale afférente. Seul changement : une enveloppe de 200 000 euros est prévue pour les indépendants avec une part pour les associations en augmentation de 22 %. «La baisse des subventions aux grosses structures, on n’y est pas arrivé pour le moment, admet Hurmic. Mais en contrepartie, on a mis au point un cahier des charges d’ouverture sur les quartiers pour que davantage d’habitants en profitent. Notamment pour l’opéra.»
Ce budget constant qui sera voté en mars a provoqué un vrai soulagement. «Après soixante-quinze ans de la même gestion, certains ont attendu un chamboulement qui n’est pas possible. L’équipe a eu la prudence de ne pas tout casser», défend Catherine Marnas, directrice du TNBA. «L’attente d’un opéra citoyen était une demande de la ville et nous aurons cette démarche volontariste», se félicite Emmanuel Hondré, nouveau directeur de l’ONB. Même satisfaction du côté des directions du Musée des arts décoratifs et du design et du Musée d’art contemporain.
Chez les indépendants en revanche, la déception est patente. «Ils nous avaient assuré qu’ils voulaient en finir avec la politique d’une culture vitrine pour faire de Bordeaux un vivier de cultures diverses. Et aujourd’hui, on a un budget maigrissime», constate Blaise Mercier, directeur de la Fabrique Pola qui regroupe une centaine de structures. «On s’attendait à un souffle avec un budget plus conséquent», renchérit Pierre Mazet, président du festival L’Escale du livre. Pierre Hurmic dit comprendre l’impatience et assure qu’il faut juger sur la mandature. Mais l’amertume guette. «Il y a un enjeu de renouvellement énorme dans une ville qui compte 90 000 étudiants avec de nouvelles pratiques artistiques. On aurait besoin de sentir qu’il y a un tempo qui rythme les actions, avec des axes clairs, pas seulement de la comptabilité», dénonce ainsi Clément Lejeune, président de la Fédération interassociative des musiques électroniques de Bordeaux, et l’un des porte-parole de «L’appel des indépendants».
Signaux de rupture
Les critiques de sectarisme et d’amateurisme se font aussi entendre à Lyon depuis l’élection de Grégory Doucet à la tête de la ville et de Bruno Bernard à celle de la métropole. La démission du président de la Biennale de Lyon et le départ de la directrice de la Maison de la danse sont perçus comme autant de signaux de rupture possible entre le politique et les artistes. Jeanne Barseghian s’en sort visiblement mieux à Strasbourg. Lors de sa campagne, l’écologiste, musicienne amatrice, a affiché ses ambitions sans donner l’impression de vouloir tout chambouler. Dès son arrivée, elle donnait des premiers gages au milieu culturel en nommant comme adjointe chargée du dossier ...