NOUS Y ÉTIONS - Le président de la République a reçu lundi soir les artistes et le monde de l'art pour annoncer ce vaste programme chiffré à 30 millions d'euros qui doit soutenir 264 projets.
Devant l'Élysée, quelque 200 nouveaux venus, ou presque, font patiemment la queue pour montrer patte blanche, soit invitation et passe sanitaire. Ils sont très majoritairement jeunes, rieurs, avec toute une panoplie de coupes asymétriques et de coiffures déstructurées qui respirent les beaux-arts et la créativité débridée. En ce lundi 8 novembre, à 18h30, ils attendent de pénétrer dans le sanctuaire de la République dont ils sont soudain les héros.
Sous peu, le président de la République les recevra en personne et lancera devant ce public, beaucoup plus jeune que d'habitude, le programme «Mondes Nouveaux», nouveau titre pour parler de la fort concrète commande publique (l'enveloppe globale est de 30 millions d'euros !). Sur les 3200 candidats prétendant à cette manne de l'État, quelque 264 projets ont été choisis, ce qui, compte tenu des 85 collectifs, représente déjà près de 430 personnes.
Dans les 600 m2 de la Salle des fêtes de l'Élysée, construite par l'architecte Eugène Debressenne et inaugurée par le président Sadi Carnot pour l'Exposition Universelle de 1889, ils ne semblent pas si nombreux, manifestement plus surpris et intrigués qu'intimidés sous l'extraordinaire plafond Napoléon III. Les saluts se font par légers coups de poing, comme les «bros» des films Downtown Los Angeles. Un arc de chaises à dos précieux a été disposé face à l'estrade présidentielle, derrière des cordons gris et or.
Elles sont réservées aux éminences du jour. À la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, 74 ans, clairement ragaillardie dans son tailleur-pantalon crème. Au Toulousain Philippe Bélaval, 66 ans, président du Centre des monuments nationaux depuis 2012, porté par le succès de l'Arc de triomphe empaqueté par Jeanne-Claude et Christo. Son établissement public est étroitement associé, comme le Conservatoire du Littoral, à ce vaste chantier de l'art sur le tout territoire français. À Chris Dercon, le président du Grand Palais. Au comité artistique de ces « Nouveaux Mondes » au QI impressionnant dont la présidence a été confiée à Bernard Blistène, 66 ans : cet historien de l'art a quitté en juin la direction du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou et vient d'y signer une superbe rétrospective «Baselitz».
Sous sa bannière, huit intellectuels et artistes, du philosophe Ronan de Calan et de Rebecca Lamarche-Vadel, directrice de la fondation ultra-contemporaine Lafayette Anticipations, au théoricien de la chorégraphie Noé Soulier et au plasticien du métissage et du postcolonialisme, Julien Creuzet, tout en dreadlocks et en belle assurance (finaliste du Prix Marcel-Duchamp 2021 qui a été décerné à Lili Reynaud-Dewar, grande admiratrice de Joséphine Baker). En attendant le président de la République, ce conseil des 9 a posé, un peu raide, sur l'estrade pour le photographe et envoyé spécial de la rue de Valois.
Ces derniers jours, quelques noms d'artistes avaient déjà filtré. Et les heureux élus de cette commande publique, jugée «pharaonique» par la presse de l'art, ont été avertis discrètement par e-mails. Presque interdit devant pareille chance, Laurent Pernot, 41 ans, artiste découvert à la galerie Odile Ouizeman et prix de SAM Art Projects 2010, n'a pas encore choisi les lieux patrimoniaux où se tiendront ses performances poétiques. Quelques autres noms connus, dans cette liste à la Prévert si longue qu'elle laisse perplexe, comme une liste de Noël sans limites et sans fin.
On retrouve le Malgache Joël Andrianomearisoa, 44 ans, qui a essaimé poésie et installations sur les remparts d'Aigues-Mortes, tout l'été (Brise du rouge soleil) et tressé le vert à Chaumont-sur-Loire; le Brestois Jean-Marie Appriou dont les sculptures en aluminium fascinent, des bosquets de Versailles à la Biennale de Lyon, de Surface Horizon , cet été, à Lafayette Anticipations, à la dernière Fiac au Grand Palais éphémère; du Colombien Ivan Argote, un habitué de l'art dans l'espace public, qui veut filmer le Fond de la Seine, au britannique Oliver Beer qui veut créer un «opéra immersif» dans la Grotte de Font-de-Gaume en Nouvelle-Aquitaine; de la photographe Noémie Goudal qui imagine le projet VIVANTS, ou la fin du désert vert, avec Maëlle Poésy à la mise en scène, à Cyprien Gaillard qui voudrait faire voler un Canadair au-dessus du Grand Canal de Versailles ou à Chantilly pour le remplir d'eaux royales à déverser ailleurs (gros doute dans la salle pour ce projet de science-fiction dont le titre provisoire est Redistribution)...
Aucun des artistes, toutes disciplines confondues, ne sait quel argent il aura. L'enveloppe globale du budget laisse entendre une moyenne de 100 000 euros par projet, ce qu'un habitué des projets fous, Stefano Stoll, 47 ans, le fondateur du festival Vevey Images, trouve «copieux et propice à la créativité». Mais aucuns chiffres pour l'instant ne dépassent le premier seuil des bourses de recherches (de 3000€ à 10 000€, pendant trois mois au maximum). D'argent, il ne sera d'ailleurs ce soir guère question. Mais bien plus de principes vitaux, d'art, de son sens, de sa nécessité et de son avenir.
À 19h 25, le président de la République fait son entrée solennelle, suivi de Bernard Blistène, président de ce comité artistique déterminant pour toutes ces carrières en herbes («50 des 264 projets vont très vite entrer en chantier», dira-t-il). Emmanuel Macron s'assoit au premier rang, à peine d'ailleurs, comme un danseur prêt à bondir. Bernard Blistène ouvre le temps des discours (il y en aura 4 !) avec le brio de l'orateur contenu par tant d'honneurs. La salle qui parlait de plus en plus fort et gaiement, redevient sage comme une image. «C'est le prof absolu !», soupire d'admiration un jeune artiste, tapi dans l'auditoire sans signes extérieurs de richesse.
On y voit, dans la foule des jeunes inconnus, Xavier Rey, 39 ans, nouveau directeur du Musée national d'art moderne, de retour de Moscou et de l'exposition du fonds Guerlain de dessin contemporain au musée Pouchkine, Alfred Pacquement, son prédécesseur de retour de l'exposition «Lee Ufan aux Alyscamps» à Arles, la Brésilienne de Paris Sandra Hegedüs, collectionneuse et mécène de SAM Art Projects, Guillaume Houzé, président de Lafayette Anticipations, la Fondation d'entreprise des Galeries Lafayette, et Didier Fusilier, président de l'Établissement public du parc et de la grande halle de la Villette. Disons, le premier cercle de l'art.
Tendu comme un agrégatif, Bernard Blistène a rappelé le défi d'une mission que lui a confiée le président Macron en mars dernier : «Les derniers mois passés ont permis d'étudier quelque 3200 dossiers que nous avons reçus : c'est dire la ferveur et l'attente de toutes celles et tous ceux qui ont voulu répondre à l'Appel à manifestation d'intérêt – l'AMI : les acronymes sont parfois bienvenus ! – que le Ministère de la Culture a lancé dès le mois de juin dernier. Et ce sont donc 264 propositions que nous avons sélectionnées pour leur singularité, leur originalité, leur ambition. 264 propositions de créateurs et créatrices venus de tous horizons géographiques et artistiques car il ne pouvait être question de cantonner notre approche à un seul espace, une seule discipline, tant la création vivante se constitue en une formidable heuristique.»
Et de citer Rimbaud : «Il faut trafiquer l'inconnu pour trouver du nouveau » ! Et de célébrer les artistes : «ils nous sont plus que jamais indispensables pour saisir dans notre univers où, pour citer Paul Klee, « partout règne la tempête et nulle part un Maître qui commande au chaos », les tremblements du temps et espérer construire avec eux et pour eux ces « Mondes nouveaux ».
À 19h34, Rebecca Lamarche-Vadel, redingote de brocard et baskets futuristes, prend le relais et épate la salle par sa prestance et son naturel de prophète ou de leader (aucunes notes !). «Je voudrais rendre ce soir hommage à tous les artistes, créatrices et créateurs réunis ici. À vous les vigies, les éclaireurs de notre monde, qui sans cesse arpentez l'inconnu, révélez l'invisible, réveillez nos imaginaires. À vous qui à chaque instant ouvrez nos horizons, nos perceptions, nos compréhensions du monde. Si chacune de vos propositions est unique, elles dressent cependant une cartographie du présent, le pouls du temps, le Zeitgeist de notre époque. Ainsi des thèmes, des intérêts, des urgences communes sont apparues.»
«Celles de la nécessité de guérir notre monde, de lui apporter du soin, une attention nouvelle. Celles de repenser nos relations humaines, de les emplir d'un nouveau sens, d'un lien porté par de nouvelles solidarités, poursuit-elle comme un tribun. Celles de repenser nos relations aux non-humains aussi, tous ces êtres, ces présences, ces architectures, ces trajectoires, visibles et invisibles, matérielles et immatérielles, qui font la richesse du monde vivant et que l'humain a trop souvent réduit au silence, ou n'a pas su entendre. Vous nous suggérez aussi d'invoquer nos fantômes, d'écouter les mémoires qui nous hantent, sachant que l'avenir ne pourra jamais vraiment s'envisager tant que nous n'aurons pas guéri l'histoire. Le monde que vous dessinez est un monde désirable, et vous êtes indispensables».
Le troisième discours est philosophe, cite Derrida, évite de comparer les candidats perdus au Salon des Refusés, et après une vraie dissertation toute en paradoxes se conclut sur une chute légèrement emphatique : «Criez, créez ou crevez.» Dans la salle, l'atmosphère est proche du paroxysme des sentiments, la réalité est une chose très lointaine qui n'atteint plus personne. Lorsque le président de la République prend enfin la parole, à 19h 46, il est l'heure d'y revenir doucement, mais sûrement. Son propos est plus ...
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