Les restrictions budgétaires historiques annoncées fin février par Bercy et Matignon risquent de contraindre les institutions culturelles, déjà fragilisées par l’inflation, à réduire le nombre de leurs spectacles et à mettre en danger les compagnies qui s’y produisent.
«En deux saisons, nous sommes passés de 101 dates à 24… Au mieux. A cause de cela, nous allons devoir nous séparer de notre administratrice avec qui nous travaillons depuis dix ans.» Bess Davies ne peut s’empêcher de parler vite quand elle évoque le manque de moyens qui frappe sa compagnie de théâtre bordelaise, le collectif OS’O. «Je suis désolée, je vous bombarde d’informations…» Il faut dire que son équipe subit de plein fouet les effets de la politique d’austérité culturelle récemment mise en place par le gouvernement.
Les restrictions budgétaires historiques annoncées fin février par Bercy et Matignon risquent de contraindre les institutions culturelles, déjà fragilisées par l’inflation, à réduire le nombre de leurs spectacles et de leurs représentations, et, par ricochet, à mettre en danger les compagnies qui s’y produisent. Une donnée en particulier a fait réagir les professionnels du spectacle vivant : en avril, l’Association des professionnels de l’administration du spectacle (Lapas) prédisait une baisse de 54% de représentations pour la saison prochaine, en comparaison avec la saison actuelle. «L’augmentation des coûts fixes qui n’ont cessé de croître ces deux dernières années, comme ceux de l’énergie par exemple, réduit énormément la marge artistique des théâtres, c’est-à-dire la somme allouée aux pièces, aux artistes», explique la coprésidente de l’association, Véronique Felenbok. Les budgets, eux, stagnent, les aides financières ne sont pas indexées sur l’inflation et certaines subventions régionales ont même été baissées. «La seule façon de ne pas perdre d’argent est de réduire le nombre de levers de rideau, notamment dans les scènes subventionnées. Cela peut paraître contradictoire, mais le théâtre public survit principalement grâce aux subventions – sans elles, une place coûterait 90 euros. Alors moins jouer, c’est perdre moins d’argent.»
«Je n’ai pas la clé de l’équation»
Même constat du côté de l’Association des centres dramatiques nationaux (ACDN), ces salles qui, dans cet écosystème du spectacle vivant, ont un rôle crucial de soutien à la création. Emmanuelle Queyroy, sa présidente, produit des données moins catastrophiques mais elles aussi alarmantes : elle table sur une baisse de représentations de 7,5% entre 2023 et 2024 (à noter qu’il s’agit de l’année civile et non de la saison, de septembre à juin, comme pour Lapas), et une baisse de 9% de spectacles programmés pour la même période. «C’est le résultat d’un cumul entre la baisse de moyens d’une part, et le plan “Mieux produire mieux diffuser” de l’autre», selon l’ACDN. Le but de ce plan lancé par le ministère de la Culture en juin 2023 est simple : limiter une offre culturelle saturée, dans une logique «d’écologie de la création». Mais Emmanuelle Queyroy s’alarme, «il n’est pas accompagné du financement adéquat, et pire à présent, on nous retire des millions d’euros. C’est un couperet pour un secteur en crise, et une catastrophe pour les compagnies».
En décembre, le directeur du théâtre de l’Odéon à Paris, Stéphane Braunschweig, annonçait qu’il ne se présenterait pas à sa propre succession, faute de budget suffisant. Un signal d’alerte pour le milieu. «Je n’ai pas la clé de l’équation. Il faut inventer un nouveau modèle économique. Mais on ne peut pas le disjoindre d’un projet artistique», expliquait-il alors à Libération. Deux mois plus tard – et bien qu’il se réjouisse d’avoir finalement réussi à programmer la saison prochaine son spectacle la Mouette, qu’il pensait condamné faute de moyen – il se désole lui aussi de devoir baisser le nombre de levers de rideaux, et de l’impact que cela aura sur les compagnies : «Nous avons préparé une saison 2024-25 avec un petit moins de représentations que ce dont nous avons l’habitude. Elle en comptera 250, soit une grosse quarantaine de moins que les années précédentes, pour un total de douze spectacles, ce qui représente un ou deux de moins que d’habitude.» D’un ton résigné, il liste calmement les impacts que laissent les coupes budgétaires, notamment sur les sommes allouées aux coproductions avec des compagnies. «Avant le budget allait de 30 000 euros pour les petites productions à 100 000 euros pour les grandes, aujourd’hui on est entre 20 000 et 50 000 euros.» Pour l’heure, son théâtre ne survit que grâce à ses réserves qui réussissent à amortir son déficit (qui s’élève à 1,3 million d’euros pour l’année 2022). «Mais elles fondront.»
Sans coussin amortisseur, les compagnies accusent le coup. «Les marges artistiques des théâtres sont réduites et ils ne peuvent donc pas soutenir autant d’artistes qu’auparavant», soupire Hugo Mallon, qui a fondé la compagnie l’Eventuel Hérisson bleu. Active depuis 2009, elle met en scène grosses comme petites productions, mais peine actuellement à obtenir des confirmations pour ses représentations. «On pensait qu’avec le temps, on allait réussir à mieux s’en sortir, finalement on a la même impression de galère qu’il y a dix ans, c’est assez alarmant», explique-t-il. Pour sa prochaine production, une adaptation d’Emma Bovary, seule une série de dates est sûre et certaine : celle des premières représentations, au théâtre le Phénix de Valenciennes à l’automne 2025. Au-delà de celles-ci, deux dates sont probables mais «pas calées» – «dangereux», commente-t-il – et six autres lieux doivent encore confirmer leur accueil dans les mois qui viennent. «En temps normal, je devrais déjà connaître les dates de tournée pour l’année 2025-26. Mais là, je constate que de nombreux lieux se disent intéressés sans s’engager.»
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