« La culture est sacrifiée sur l’autel d’un consumérisme effroyable » se lamentait récemment Charles Berling sur LCI. « À défaut de stimuler sa créativité, la pandémie aura au moins mis au jour l’hypocrisie de l’industrie culturelle française », lui répond dans cette tribune Boris Szames, journaliste cinéma, qui se félicite que des millions de Français aient pu accéder ces derniers mois à des œuvres à côté desquelles ils seraient sûrement passés sans les contraintes liées à la crise sanitaire.
« T’as vu le dernier Garrel ? », « T’as fait Vasarely à Pompidou ? », « T’as écouté le nouvel album de Chris ? » Ces questions, des dizaines de millions de Français ne peuvent plus se les poser depuis longtemps à la terrasse d’un café, la clope au bec, ou dans une soirée, entre deux mojitos.
À un mois de la date anniversaire du premier confinement, nombre d’acteurs de la culture ne peuvent toujours pas relever le rideau de fer, privant leur clientèle d’une injection quotidienne essentielle de sons et d’images. Théâtres, cinémas et salles de spectacles ferméscontraindraient les français à hiberner devant leurs écrans sans aucune véritable nourriture de l’esprit à se mettre sous la dent.
Et pourtant… Pourtant, Maurice Leblanc n’a jamais eu autant la côte grâce au succès phénoménal de la série Lupin sur Netflix, contribuant en retour aux 342 millions ventes de livres sur l’année 2020. De même, Louis de Funès est parvenu à réunir 5 millions de téléspectateursdevant leurs télévisions un soir de mars en plein confinement. Plus de 40 000 internautes – certes, de par le monde – ont visité les appartements de Napoléon III au Louvre depuis décembre dernier. Près de 24 millions d’auditeurs français ont écouté au mois de novembre 2020 quelques-uns des 2 millions de podcasts de Radio France hébergés sur Deezer. Et ils étaient plus de 40 000 à assister au concert en streaming de Matt Pokora à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt deux semaines avant Noël…
Inutile de pinailler davantage : l’offre culturelle est toujours aussi pléthorique que dans « le monde d’avant ». Nous n’avons jamais autant manifesté notre envie pressante de pouvoir « aimer, boire et chanter » sur une valse de Strauss ou le flow de PNL. « Il faut déconfiner la culture », scandaient, furieux, les manifestants dans les rues de Lyon, Nantes et Paris le 15 décembre 2020, date butoir d’une réouverture prochaine des lieux culturels promise et certaine, mais finalement reportée. Avant de la libérer de son joug, examinons la culture prise dans l’étau du confinement, et donc privée de la moindre diffusion nécessaire à l’émancipation de ses consomm’acteurs.
Dès le 16 mars 2020, la chaîne Canal + a court-circuité la chronologie des médias en passant en clair pendant deux semaines, bafouant certains droits de l’audiovisuel public. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Rappelez-vous : « Nous sommes en guerre ! » Des millions de spectateurs ont pu ainsi découvrir « hors les murs » des films très certainement inaccessibles par manque de temps, d’accessibilité ou d’argent quelques temps plus tôt.
Les fournisseurs d’accès à Internet emboîtent le pas à la chaîne (dé)cryptée dès le mois d’avril, délogeant à leur tour les spectacles d’Anne Roumanoff, de l’Olympia et Les Dix Commandementsde la Cinémathèque. Le temple de la cinéphilie parisienne se réinvente d’ailleurs dans la foulée en diffusant gratuitement des petites pépites du septième art tous les soirs à 20h30 sur HENRI, sa propre plateforme, toujours librement accessible à cette heure.
De leur côté, certains exploitants indépendants confient leur programmation à La 25e heure, première salle virtuelle de France à diffuser des films sous la forme de séances à horaires et tarifs fixes, suivies le plus souvent d’une visio avec leurs équipes. L’initiative inspire la culture classique, et notamment l’Opéra de Paris : rendez-vous est donné aux internautes le 13 novembre 2020 pour découvrir trois créations chorégraphiques inédites lors d’un Facebook Live payant.
Loin de diffuser massivement la culture de la gratuité en favorisant les canaux numériques, la pandémie engage le spectacle et l’art vivant à se repenser. Le cabaret de Mme Arthur se délocalise ainsi sur Internet et diffuse sur son site des spectacles en direct pour la modique somme de 10 euros, en plus de proposer d’interagir avec ses artistes via une session Zoom. D’autres institutions patrimoniales ont également ouvert leurs portes aux visiteurs numériques : ainsi de la fondation Louis Vuitton et de son exposition consacrée à la photographe Cindy Sherman. Du fin fond de l’Ariège aux lieux-dits reculés du Pas-de-Calais, un visiteur a le loisir de déambuler dans les couloirs du musée avec un médiateur pendant 30 minutes, moyennant 4 euros seulement.
Non content d’être une « maladie de la mondialisation », le Covid-19 achève de faire tomber les dernières barrières géographiques de la diffusion des loisirs et des savoirs, bref du « jouir (presque) sans entrave ». L’art est enfin – ou du moins à nouveau – une « arme de construction massive », comme ont pu le proclamer des manifestants le 15 décembre dernier, depuis qu’on ne force plus la culture à rester dans un espace limité, c’est-à-dire à être confinée.
La mise à disposition des contenus numériques à vitesse grand V a déterritorialisé et revitalisé des offres trop souvent mises à la disposition de la « bourgeoisie culturelle » des grandes villes et de leurs périphéries (lire à ce propos Louis Maurin, Directeur de l’observatoire des inégalités). Celle-là même qui était auparavant pressée de dresser chaque semaine sa to-do-list et de s’adonner à un name dropping mondain. Celle-là même qui refuse de « se vendre aux plateformes ». Celle-là même qui refuse d’acheter Balzac sur internet. Celle-là même qui préfère s’agglutiner à peine quelques secondes un samedi après-midi devant la minuscule Joconde pour « en faire l’expérience ». Celle-là même qui débourse une centaine d’euros à un an d’intervalle pour s’assurer d’entendre correctement une Aria de Mozart au Palais Garnier.
La fracture culturelle entre les citadins et les Autres démontre l’incapacité d’une partie de l’industrie culturelle à créer du lien – une marotte dont elle se targue un peu trop vite à l’heure de l’hyper-connectivité. Le Pinocchio de Matteo Garrone, autrefois promis aux salles de cinéma, ne cesse de voir son nez s’allonger sur mon téléviseur à Montferrier-sur-Lez. L’ambition dévore tout autant Rastignac dans l’exemplaire du Père Goriot acheté au seul point de vente de livres à proximité de Sarlat-la-Canéda (une grande-surface). Le sourire insondable de la Joconde me défie pareillement sur un écran 27 pouces qui me permet d’examiner à loisir le plissement de ses lèvres dans mon petit appartement à Sospel. Le baryton Gerald Finley fait des miracles dans la captation de Don Giovanni à laquelle me permet d’accéder une plateforme de streaming payante depuis mon T2 à Aurillac.
Bien sûr, « rien ne remplacera le contact qu’on a dans une salle », comme ne cesse de le rappeler Roselyne Bachelot. Rien, certes, mais que faire quand la première barrière à la culture est une barrière socio-culturelle, comme le constate Olivier Donnat, sociologue au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication ?
S’il est établi que les cadres bénéficient d’une consommation culturelle bien plus étendue que les ouvriers – à titre d’exemple, les premiers sont près de deux fois plus nombreux que les seconds à se rendre à la bibliothèque, selon le Ministère de la Culture -, le niveau de revenus d’un individu ne joue quant à lui qu’en termes de « freins à une pratique plus intensive » des activités officiellement jugées non essentielles. La situation géographique, elle, ajoute une difficulté supplémentaire non négligeable à l’accessibilité des équipements culturels. Un passionné d’Égypte antique en Lozère devra par exemple redoubler d’efforts pour « monter à la capitale » dans l’espoir d’accéder à l’exposition Toutânkhamon de La Villette. Encore lui faudra-t-il pouvoir débourser une vingtaine d’euros pour obtenir son ticket d’entrée, une somme peut-être insignifiante mais qui grèvera sûrement son budget déjà affecté par son voyage en train et la location d’un appart’hôtel au bord du périph’…
Impossible, dès lors, de s’étonner des résultats du Zoom de l’Observatoire Cetelem révélés en avril 2018 : 66 % des Français trouvent le prix de la culture trop élevés ; les foyers les plus aisés ou habitant en région parisienne ont les pratiques les plus diversifiées. Les conclusions de l’étude du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français depuis cinquante ans sont tout aussi alarmantes : « La fréquentation des lieux patrimoniaux (musées, expositions, monuments) connaît […] un creusement de ces écarts : les plus diplômés et les catégories socioprofessionnelles supérieures sont aujourd’hui plus encore qu’hier [les plus] susceptibles de s’adonner à ces visites. »
Fréquenter un...
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