Trois sociétés de production collectionnent les nominations du théâtre privé pour cette traditionnelle cérémonie qui se déroule lundi 24 avril. Des récompenses qui ont beaucoup moins d’enjeu pour le secteur public.
En 2014, la cérémonie des Molières révélait Alexis Michalik. A 31 ans, cet artiste alors inconnu du grand public remportait deux statuettes, celle du metteur en scène de théâtre privé et celle de l’auteur francophone pour Le Porteur d’histoire et Le Cercle des illusionnistes. Neuf ans et sept autres Molières plus tard (cinq en 2017 pour Edmond, deux en 2022 pour Les Producteurs), Alexis Michalik sera aux manettes, lundi 24 avril, de la 34e Nuit des Molières. Organisé au Théâtre de Paris, ce traditionnel rendez-vous sera retransmis, en léger différé, à 21 heures sur France 3.
Avec ce rôle de maître de cérémonie, la boucle est bouclée pour cet artiste multirécompensé, dont toutes les pièces sont encore à l’affiche. D’autant que, au regard de la liste des nommés, cette soirée va prendre pour lui l’allure d’une fête « entre copains ». Car cette année plus que jamais, la génération de ceux souvent appelés « les Avignonnais » rafle l’essentiel des nominations du théâtre privé. « Les Avignonnais », ce sont trois sociétés indépendantes de production et diffusion gérées en fait par des Parisiens : Acmé (fondée en 2015 par Benjamin Bellecour, Camille Torre et Alexis Michalik), Les Béliers en tournée (créé en 2004 par Frédéric Thibault, David Roussel, Florent Bruneau et Arthur Jugnot) et l’Atelier Théâtre Actuel (dirigée depuis 2005 par Fleur et Thibaud Houdinière).
Stratégie et audace
Trois machines à succès, trois équipes de quadras qui se connaissent de longue date, produisent ensemble régulièrement des créations contemporaines, et dont l’un des points communs est de lancer bon nombre de leurs projets au Festival « off » d’Avignon. Deux d’entre elles y ont des salles (Théâtre des Béliers, Théâtre Actuel), les trois y ont lancé plusieurs spectacles qui ont poursuivi leur route à Paris (où Les Béliers ont aussi un lieu) et décroché des Molières : Le Porteur d’histoire (créée en 2011, cette pièce a lancé la carrière d’Alexis Michalik), Adieu Monsieur Haffmann, de Jean-Philippe Daguerre (2018), La Machine de Turing, de Benoit Solès (2019), etc.
Sur les dix-neuf catégories des Molières 2023, Atelier Théâtre Actuel cumule dix-sept nominations, le Théâtre des Béliers seize et Acmé onze. « Cette année, on est très gâtés », reconnaît David Roussel, cofondateur des Béliers. « On a tous fait nos armes dans le “off” d’Avignon. Aujourd’hui, la prise de risque pour lancer une création y est moins coûteuse qu’à Paris, c’est un principe de réalité », explique Benjamin Bellecour.
La stratégie et l’audace de ces entrepreneurs ont porté leurs fruits. Ils ont d’abord su repérer de jeunes auteurs, « qui, en découvrant les pièces de Michalik, ont compris qu’ils pouvaient se lâcher à s’affranchir des codes de leurs aînés », assure David Roussel. Ils ont aussi délaissé le théâtre de conversation dans un salon pour favoriser la force de l’histoire avec une narration rythmée. Et ils ont privilégié le théâtre de troupe plutôt que les têtes d’affiche.
Les Molières ont beau réunir toute la « grande famille du théâtre français » – le privé et le subventionné –, l’enjeu de cette cérémonie est loin d’être le même pour les deux secteurs. Du côté du théâtre privé (historiquement à l’origine de la création des Molières), le coup de projecteur suscité par l’attribution de quelques statuettes peut se transformer en rampe de lancement pour une pièce qui peine à décoller, ou en jackpot pour relancer ou prolonger une programmation et tourner un spectacle en France.
Snobisme feutré
Du côté du théâtre public, on fait beaucoup moins de cas de cette remise de prix. Cette année, la Comédie-Française domine avec onze nominations pour cinq productions (Le Bourgeois gentilhomme, Le Roi Lear, L’Avare, La Dame de la mer, La Reine des neiges). Les spectacles nommés pour le théâtre public ont souvent terminé leur exploitation et, à cette époque de l’année, les lieux subventionnés ont déjà établi le programme de leur prochaine saison. Un bon connaisseur du milieu théâtral résume, en réclamant l’anonymat : « Pour un spectacle du privé, un Molière, ça peut tout changer, pour le théâtre public, ça ne change rien. »
Il est d’ailleurs frappant de constater qu’à peine nommées seules les pièces du théâtre privé ajoutent un bandeau « Nomination Molières » comme argument de vente sur leurs affiches. « A Paris, dans le théâtre subventionné, afficher ses Molières, ça ne se fait pas, c’est considéré quasiment comme du mauvais goût », constate la plasticienne, metteuse en scène et comédienne Valérie Lesort, dont le travail enchanteur avec Christian Hecq est souvent nommé dans les catégories théâtre public et a été récompensé, comme en 2022 par deux Molières pour leur adaptation du Voyage de Gulliver. Ce snobisme feutré des scènes publiques fait sourire l’actrice, ravie que l’adaptation de Vingt Mille Lieues sous les mers, créée à la Comédie-Française, soit reprise, à partir du 10 mai, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (privé).
De nouveau sélectionnée cette année avec Christian Hecq pour Le Bourgeois gentilhomme, Valérie Lesort a aussi accepté de faire partie des remettantes. « Cela devient presque risqué d’être encore nommé et c’est presque ringard de remettre un Molière, s’amuse-t-elle, car le comble du chic, dans le théâtre public, c’est d’inscrire son spectacle pour être éligible mais de ne pas venir à la cérémonie. Moi, ça me fait plaisir d’y être et ça fait du bien à l’équipe du spectacle. »
Même s’il est rarement avouable, l’impact d’un Molière n’est pas tout à fait nul pour une pièce du secteur public. Notamment lors des tournées en région. « Indiquer en tournée qu’un spectacle a eu un Molière peut aider pour faire venir le public », avance Pauline Bureau, Molière de l’autrice pour Féminines, en 2022, et du spectacle jeune public pour Dormir cent ans, en 2017.
« J’ai la chance d’avoir eu des créations qui ont beaucoup tourné, Molière ou pas Molière », témoigne cette metteuse en scène du théâtre public. Pour elle, ces récompenses sont « un petit signe d’affection du métier, ni plus ni moins », et la cérémonie « une occasion de se retrouver, d’avoir un espace de parole sur scène, si on a un prix, et de donner de la visibilité au théâtre. Il ne faut pas se couper de tout ce qui est possible pour toucher de potentiels spectateurs. Les Molières en font partie ».
Président des Molières, Jean-Marc Dumontet veut croire que les statuettes ont valeur de « label » même pour le secteur subventionné. « Au sein du théâtre public, les compagnies sont extrêmement sensibles au fait d’avoir un Molière. C’est un élément de différenciation et aussi un facteur de valorisation vis-à-vis de leurs tutelles », se persuade-t-il. Quant au secteur privé, ce producteur et directeur de théâtres parisiens reconnaît qu’il y a effectivement « un phénomène Avignon. C’est une évolution incontestable. Un spectacle joué dans le “off” aura plus de chance de passer le premier tour de la sélection [qui a réuni 1 816 votes sur quelque 2 900 inscrits] et d’être parmi les nommés, car beaucoup de programmateurs et de directeurs de salles en région fréquentent ce festival. Donc davantage de votants l’auront vu ».
Fleur Houdinière conteste cette approche arithmétique. Et cite le contre-exemple de Comme il vous plaira, mis en scène par Léna Bréban, une pièce créée à Paris sans passer par Avignon et récompensée de quatre Molières en 2022. « Même si le pont entre Avignon et Paris marche bien, il n’y a pas de “prime Avignon”, il s’agit purement de la qualité des spectacles », avance-t-elle. Il est vrai que des pièces comme Adieu Monsieur Haffmann ou La Machine de Turing avaient, lors de leur création dans le « off » avignonnais, remporté un beau succès critique et public avant d’être primées.
« Une statuette booste la fréquentation et aide à tenir sur la durée », résume Thibaud Houdinière. « L’impact d’un Molière est réel parce qu’il rassure le public, arrive en soutien du bouche-à-oreille et peut transformer une belle exploitation en succès », complète Benjamin Bellecour, d’Acmé Production. « Quand les théâtres municipaux hésitent dans leur programmation, une nomination peut les convaincre de signer. La statuette permet de décrocher davantage de dates de diffusion », ajoute David Roussel. Et devient ainsi un sésame à l’heure où les difficultés budgétaires des villes affectent les achats de spectacles.
« Billetterie en feu »
Mais certaines pièces nommées cette année et produites ou coproduites par « les Avignonnais » n’ont pas attendu les Molières pour cartonner. C’est le cas notamment de Glenn, naissance d’un prodige, biopic sur le pianiste Glenn Gould mis en scène par Ivan Calbérac (six nominations), d’Oublie-moi, intense huis clos amoureux emmené par Marie-Julie Baup et Thierry Lopez (quatre nominations), de Big Mother, thriller journalistique sur la manipulation de masse à l’heure du big data imaginé par la jeune Mélody Mourey (cinq nominations), ou encore des Poupées persanes, d’Aïda Asgharzadeh, mélodrame poétique et politique sur fond de révolution iranienne (quatre nominations).
Pour Big Mother, lancé début février au Théâtre des Béliers à Paris, « la billetterie est en feu. Mélody Mourey est une trentenaire qui emprunte les codes des séries et attire un nouveau public. Je n’ai pas connu un tel engouement depuis...
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