Mediapart a recueilli plus de cent témoignages sur le monde du stand-up et de l’humour. Ils dépeignent un climat sexiste qui serait le terreau de multiples agressions. Analyse d’un système, alors que l’omerta se fissure.
30 décembre 2023. Sur le réseau social Threads, l’humoriste Laura Calu écrit : « J’ai sous le coude beaucoup d’histoires sales [...]. Il y a sur scène actuellement des humoristes [...] qui sont clairement des harceleurs sexuels. » Le post, aujourd’hui supprimé, évoque un serpent de mer : l’industrie du rire, en particulier le stand-up – ce genre comique où l’artiste s’adresse directement au public –, bruisse depuis des années de diverses rumeurs de violences sexistes et sexuelles.
Les victimes seraient des femmes humoristes, des employées de salle ou des spectatrices ; les accusés, des artistes plus ou moins connus. « Il y a des “légendes”, des histoires qu’on se transmet et qui font peur », confirme l’humoriste Camille Giry, qui forme, avec la comédienne Justine Lossa, le duo féministe Camille et Justine.
La « légende » percute la réalité le 15 janvier 2024, quand l’humoriste Florence Mendez partage sur Instagram, dans la foulée du message de Laura Calu, de nombreux témoignages visant le stand-uppeur Seb Mellia.
Des récits de comportements insistants, d’agressions sexuelles et de viols que Mediapart a pu lire et que l’artiste dément catégoriquement. Le 7 mars 2024, Télérama a publié une enquête dans laquelle onze femmes mettent en cause Seb Mellia. Plusieurs de ses spectacles ont été annulés.
Ces témoignages ont produit une déflagration dans l’industrie. Ils ont aussi fait naître une crainte : « Cette affaire ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt, insiste Camille Giry. C’est tout le milieu qui a un problème. »
Des agressions tournées en dérision
C’est ce qu’indique également un appel à témoignages lancé sur les réseaux sociaux (lire notre Boîte noire), auquel plus de 130 personnes ont répondu, dont une écrasante majorité de femmes (12 hommes seulement).
On y lit et on entend des récits de violences sexistes et sexuelles, allant de l’insulte au viol, en passant par des violences physiques, y compris dans le cadre conjugal. Les faits décrits auraient eu lieu à Paris, Nantes, Rouen, Lyon, Montpellier ou Toulouse.
Les victimes sont en majorité des femmes humoristes. Elles se disent « fragilisées » par ce contexte ; certaines évoquent des dépressions. Une dizaine d’entre elles expliquent avoir fini par quitter le métier.
Magali*, comédienne qui s’est un temps essayée au stand-up, raconte ce plateau féminin organisé un 8 mars, journée internationale des droits des femmes : « Le maître de cérémonie a annoncé chaque artiste en disant : “Je te baise !” » Lucas*, ex-humoriste, se souvient de ce patron de théâtre assistant au sketch d’une stand-uppeuse consacré à l’épilation : « Il a commenté très fort : “Amenez-moi celle qui se rase pas la chatte !” »
Marion*, stand-uppeuse depuis quatorze ans, se qualifie de « survivante » et dit s’être « habituée » aux commentaires sexistes et aux agressions verbales, systématiquement désamorcés par leurs auteurs. « Quand on réagit, les mecs nous disent : “Oh ça va, t’es pas marrante !”, témoigne Emma*, humoriste. C’est d’autant plus dur que c’est notre métier de faire rire. »
Les récits de victimes ne semblent pas être davantage pris au sérieux. Antoine*, humoriste, explique qu’un stand-uppeur accusé de violences sexuelles est simplement qualifié « de queutard, de charo » (pour « charognard »). Il insiste : « J’en ai marre qu’on minimise des faits graves. »
Parmi ces faits graves, on trouve des violences conjugales. En couple plusieurs mois avec un humoriste et chroniqueur, Cynthia* explique qu’il la tenait « responsable de l’échec de son dernier spectacle » afin de justifier des violences psychologiques et sexuelles.
Camille Giry, dont une amie du cours Florent aurait subi des « violences morales et physiques » de la part d’un poids lourd du stand-up, enrage : « Ces hommes continuent leur carrière comme si de rien n’était, on les voit partout, les gens disent “Je les adore”… C’est insupportable. »
Division genrée, omerta généralisée
Les violences rapportées s’enracinent dans une hiérarchie : les femmes seraient moins drôles que les hommes. « On l’entend tout le temps, de la part de nos collègues, du public, des programmateurs… », se désole une humoriste qui a requis l’anonymat. « Je n’en peux plus de ne pas être vue comme une collègue à part entière », déclare Olivia Moore, stand-uppeuse depuis 2011.
De l’avis général, les choses évoluent : on compte plus de stand-uppeuses, quelques comedy clubs misent sur la parité et l’inclusivité... « Les femmes et les minorités n’ont pas envie de se faire insulter pendant une heure », note Jessie Varin, directrice artistique de La Nouvelle Seine, péniche parisienne qui revendique un ancrage féministe.
Mais les stand-uppeurs vivent mal ce qu’ils nomment « une politique de quotas » (en réalité, un rééquilibrage à la marge, les line-up 100 % masculins restant courants). Pour eux, tout serait affaire de niveau, pas de sexisme, et la preuve serait que plusieurs comedy clubs parisiens sont dotés de programmatrices. Sauf que « certaines ne […] traitent pas [les femmes] pareil que les mecs », témoigne une stand-uppeuse. « Elles leur gardent les meilleurs créneaux, là où on est payé·e en tant qu’intermittent·e et pas sur facture. »
Une autre ajoute : « Quand je suis la seule femme d’un plateau d’hommes, je représente mon genre. Si je bide, on va dire : “C’était la meuf la moins drôle.” C’est une pression énorme. »
Pour être tolérées, les femmes ne doivent pas faire de vagues : se plaindre revient à se priver d’opportunités professionnelles dans un secteur marqué par une forte précarité. Alors elles ménagent les egos masculins, en repoussant poliment les avances et en riant aux « blagues » misogynes.
Les artistes féminines craignent aussi les plaintes en diffamation ou en dénonciation calomnieuse, dans un secteur qui revendique une liberté d’expression sans limites, sauf quand il s’agit de dénoncer les violences sexistes et sexuelles.
En février 2021, Caroline Vigneaux, ex-avocate devenue humoriste, actrice et réalisatrice, a tenté de créer un espace de discussion, « un groupe WhatsApp baptisé le “One Woman Group”, pour qu’on puisse se passer les infos, les plans, être proactives, avec plus de 150 femmes », détaille-t-elle.
Un jour, l’une d’elles lui confie qu’elle aurait été violée par un confrère. Caroline Vigneaux poste alors le numéro d’une avocate spécialisée. Mais quand deux femmes partagent des captures d’écran avec un stand-uppeur accusé de violences, la moitié des participantes, sous pression, quittent le groupe. « Et l’omerta a repris le dessus », déplore l’humoriste.
Contourner la loi du silence
Pour parler sans (trop) s’exposer, plusieurs artistes ont transformé leurs expériences en vannes. La stand-uppeuse Tania Dutel a longtemps joué un sketch sur un viol commis par un confrère. Swann Périssé rejoue un rapport sexuel au cours duquel un stand-uppeur a tenté une sodomie sans son accord.
Marjolaine* a quant à elle subi une exhibition lors d’un rencard avec un stand-uppeur. « Il a sorti son sexe deux fois, raconte la jeune femme, puis il a insisté pour une fellation, avant de négocier : “Allez ! La prochaine fois, je te ferai des pâtes carbo !” C’est devenu un bout de mon spectacle. »
Un moyen de faire exister des récits dans un milieu professionnel qui continue de faire travailler les hommes accusés publiquement au nom de la présomption d’innocence.
Deux affaires restent dans les têtes : l’enquête pour « viol » et « corruption de mineurs » contre le youtubeur et stand-uppeur Norman Thavaud, accusé par huit femmes, et classée sans suite en octobre 2023, et la plainte contre l’humoriste Ary Abittan, qui vient de bénéficier d’un non-lieu, dont la plaignante a annoncé faire appel. Des faits que les deux hommes contestent.
Florence Mendez refuse de jouer dans les salles qui programment certains mis en cause. Olivia Moore a annulé sa participation à un festival où jouait un humoriste identifié comme violent. « On ne peut pas le faire systématiquement, regrette cette dernière, alors on s’arrange avec notre conscience. C’est usant. »
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