Depuis une vingtaine d’années, les quartiers culturels et créatifs sont valorisés par les pouvoirs publics comme un levier de transformation urbaine et de développement économique et touristique des territoires. Ces quartiers se sont affirmés comme un modèle urbain qui a largement circulé à travers le monde depuis les grandes métropoles mondiales comme New York, Shanghai et Londres jusqu’aux villes plus modestes telles que Nanteset Saint-Étienne.
Si le modèle s’est peu développé dans un premier temps en France, il trouve un nouvel écho dans l’actualité politique récente suite à un appel à projets du ministère de la Culture et un rapport de L’Institut Paris Région valorisant ces quartiers comme des «leviers de redynamisation territoriale». Plébiscités par les pouvoirs publics, les quartiers culturels et créatifs demeurent pourtant méconnus, en particulier au prisme de leur définition dans la littérature scientifique. Que sont donc réellement ces quartiers et quels enjeux portent-ils ?
Des polarités artistiques et culturelles dans la ville
Loin d’être des objets des politiques publiques à l’origine, les quartiers culturels et créatifs sont d’abord des agglomérations spontanées à une échelle infra-urbaine d’artistes et de divers lieux de création et de diffusion culturelle. Ils peuvent ainsi être définis suivant trois dimensions principales : ce sont des quartiers urbains, c’est-à-dire des portions de ville identifiables par leur unité et leurs caractéristiques géographiques et architecturales, dans lesquels se concentrent un grand nombre de lieux, institutions, activités et acteurs artistiques et culturels (artistes, théâtres…) puis créatifs (designers, architectes…), qui développent des réseaux collaboratifs à l’intérieur du quartier de façon plus ou moins avancée.
À l’image des Olivettes à Nantes, du Panier à Marseille et de Berriat à Grenoble, nombre d’anciens quartiers populaires ou industriels laissés en friche suite à la crise des années 1970 se sont transformés en quartiers créatifs suivant une dynamique principalement spontanée. L’installation d’artistes et d’autres acteurs culturels et créatifs crée une nouvelle dynamique culturelle et urbaine : les hangars abandonnés sont réhabilités en ateliers d’artistes, galeries d’art, tiers lieux culturels et espaces de coworking, les murs se couvrent d’œuvres de street art, les rues s’animent au gré des évènements culturels, les échanges informels entre créateurs se développent, de nouveaux bars et restaurants apparaissent…
Ce faisant, ces quartiers deviennent progressivement de hauts lieux de la scène culturelle locale, jouissant d’une ambiance et d’une image renouvelées, constituant des lieux privilégiés d’expérimentation artistique, d’échange et de rencontre entre les acteurs du monde de l’art et avec les publics (notamment les habitants de proximité), et articulant l’ancrage local des créations artistiques avec leurs circulations à des échelles plus vastes.
Emergence d’un modèle urbain
Cette redynamisation de territoires en crise a éveillé l’intérêt des pouvoirs publics qui ont dès lors cherché à labelliser des quartiers culturels et créatifs ayant émergé spontanément, voire à en créer de toutes pièces en concentrant artificiellement des équipements culturels, des établissements commerciaux et des lieux de loisirs, comme pour le West Kowloon Cultural District à Hongkong.
Ces politiques sont inspirées des théories, pourtant contestées scientifiquement, de la «ville créative» et de la «classe créative», qui prônent l’utilisation de l’art, de la culture et de la créativité afin d’assurer la réussite économique des villes. Intégrés dans des projets urbains et des stratégies de marketing territorial, les quartiers culturels et créatifs sont alors souvent utilisés comme un élément de régénération urbaine et d’attractivité touristique permettant aux métropoles de rayonner et de se différencier dans la concurrence qu’elles se livrent pour se développer, à l’image du Quartier des spectacles à Montréal ou du MuseumsQuartier à Vienne.
La circulation internationale des modèles urbains a joué à plein pour favoriser leur dissémination à travers le monde. Aujourd’hui, un réseau international dédié à ce type d’initiatives regroupe 45 membres actifs répartis dans une vingtaine de pays sur quatre continents (Global Cultural Districts Network), sans pour autant rendre compte de leurs réels nombre et diversité. En Chine, par exemple, des milliers de quartiers ont été créés ou labellisés dans les différentes villes du pays dans un objectif de valorisation immobilière et de développement touristique d’anciens sites industriels en friche.
Planifier la créativité, vraiment ?
Le modèle d’aménagement des quartiers culturels et créatifs repose sur la volonté des pouvoirs publics de planifier la création artistique et la créativité, ce qui apparait pour le moins paradoxal au vu de leur volatilité. Délimiter un périmètre géographique dans la ville, y implanter des équipements culturels, y aménager les espaces publics et en faire la promotion marketing correspond à une tentative de planification qui ne coïncide pas avec les besoins de sérendipité du processus de création artistique, c’est-à-dire à la mise en place de conditions favorables aux expressions spontanées, aux pratiques alternatives, aux frottements à l’altérité et aux rencontres imprévues, notamment en ménageant des espaces de liberté et des interstices dans la ville. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les friches, espaces vacants et permissifs, donnent lieu à autant de dynamiques culturelles underground.
Cet enjeu se pose d’autant plus que, suivant la logique de circulation des modèles urbains, le développement des quartiers créatifs par les pouvoirs publics se fait par l’intermédiaire de la réplication de «recettes» ou de «bonnes pratiques» censées garantir le succès des projets. Cela induit une tendance à la standardisation des façons de faire la ville et une banalisation des esthétiques urbaines des quartiers labellisés «culturels et créatifs» caractérisées par le mélange d’anciens bâtiments industriels réhabilités en lieux culturels, de musées à l’architecture iconique, de bars et restaurants branchés, de murs de graffitis, etc. Cette standardisation remet en cause la pertinence de certains projets au regard des spécificités du territoire local, voire l’objectif initial de différenciation des villes les unes par rapport aux autres.
Ces stratégies de quartiers créatifs peuvent même s’avérer contre-productives tant la défiance vis-à-vis des institutions politiques est marquée dans une partie des milieux artistiques et culturels attachés à la liberté et à l’autonomie de l’art et de la culture. L’établissement institutionnel du Quartier de la création à Nantes s’est, par exemple, accompagné d’un mouvement de rejet de certains artistes et acteurs de la culture locaux qui ont développé des dynamiques alternatives ancrées dans le quartier des Olivettes, situé de l’autre côté de la Loire, et qu’ils revendiquent comme étant le vrai quartier de la création de la ville.
Des mutations sociales profondes
Spontanés ou planifiés, les quartiers culturels et créatifs sont généralement associés à des projets urbains car leur situation de friche a constitué une aubaine foncière et immobilière pour les pouvoirs publics et les promoteurs privés. Cette situation a également constitué une opportunité pour des ménages de classes moyennes de s’installer à bas coût dans des quartiers centraux. De profondes mutations s’opèrent alors : la revalorisation des paysages urbains s’accompagne d’une gentrification (ou embourgeoisement) de la population résidente et/ou du tissu économique et commercial.
Bien que les artistes et autres acteurs culturels puissent contribuer à ce phénomène en changeant l’image, l’ambiance et les usages des quartiers, ils sont davantage les témoins d’un processus qui les dépasse et finit par mettre en péril la ...
Lire la suite sur theconversation.com