En France comme dans les pays anglo-saxons, le système de rémunération des musiciens, qui profite à une toute petite minorité, est remis en question. L’alternative visant à payer uniquement les artistes écoutés par les abonnés des plates-formes fait son chemin.
« Avec les plates-formes musicales comme Spotify, Deezer ou Apple Music, les artistes déjà riches deviennent encore plus riches, les pauvres encore plus pauvres et ceux qui étaient dans la moyenne ne s’en sortent plus », constate Suzanne Combo, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique (GAM). A ses yeux, l’engouement pour le streaming musical, qui a permis à cette industrie de relever la tête, s’effectue au prix d’une inégalité croissante entre une poignée d’artistes qui s’en sortent bien financièrement et la cohorte de tous les autres.
Trois études internationales le confirment : sur 1,6 million d’artistes dont la musique a été mise à disposition sur les plates-formes en 2019, 1 % a capté 90 % des écoutes globales selon la société d’analyse américaine Alpha Data Music. Et parmi ce 1 % d’élus, 10 % ont concentré 99,4 % des écoutes. En d’autres termes 1,44 million de la communauté d’artistes dont la musique est présente sur Spotify, Apple Music ou Deezer ne représente que 0,6 % des écoutes globales.
Or le système de streamings ne rémunère correctement que les artistes les plus écoutés. Au point que 90 % reçoivent moins de 1 000 euros par an, même si leurs titres sont streamés jusqu’à 100 000 fois, selon la campagne Pay Performers lancée en septembre et financée par Aepo Artis, l’association européenne des sociétés de gestion des artistes interprètes. Seuls 1 % des artistes perçoivent un smic grâce aux streams, complète Aepo Artis.
Pétition « Justice at Spotify »
La fronde s’organise, d’autant plus que la crise sanitaire entrave depuis dix mois la tenue des concerts dans le monde entier. Aux Etats-Unis, la pétition « Justice at Spotify », lancée par The Union of Musicians and Allied Workers, le syndicat de musiciens, DJs et producteurs, a été signée en vingt-quatre heures par 5 600 professionnels qui s’estiment « sous-payés, trompés et exploités » par la plate-forme présidée par Daniel Ek. Ils demandent à Spotify d’« augmenter les royalties, assurer la transparence de ses pratiques et cesser de se battre contre les artistes ». Le chanteur David Crosby, bientôt octogénaire, a décidé, lundi 7 décembre – comme Bob Dylan –, de vendre son catalogue et a tweeté : « Je ne peux pas travailler ; le streaming a volé l’argent de mes CD. J’ai une famille dont je dois prendre soin et des biens hypothéqués. C’est la seule solution. »
En Grande-Bretagne aussi, la révolte gronde et des milliers d’artistes ont ratifié une autre pétition, « Broken Records », pour dénoncer le caractère négligeable des paiements aux artistes. Au point que le Parlement a ouvert une enquête qui vise Apple Music, Spotify et YouTube. Face aux députés, le guitariste de Radiohead Ed O’Brien a dénoncé « l’iniquité et l’opacité du milieu » et tiré la sonnette d’alarme sur « les déséquilibres qui s’aggravent ». « Le système, tel qu’il est, menace l’avenir de la musique », a renchéri Guy Garvey, leader du groupe Elbow. La violoniste Tasmin Little a expliqué avoir reçu 12,14 livres (13,38 euros) en six mois pour des millions de streams. Et le musicien électro Jon Hopkins 8 dollars (6,60 euros) pour 90 000 écoutes sur Spotify.
Selon le site The Trichordist, Spotify, principale plate-forme mondiale avec 144 millions d’abonnés payants, rémunérait les ayants droit à raison de 0,0034 dollar par écoute en 2019. Là où Apple Music se montrait un peu plus généreux avec 0,0067 dollar, suivi par Deezer (0,0056) et Amazon Music (0,0042). Pour Youtube, cette rémunération était à 0,0015 dollars. Il s’agit de moyennes puisque ces sommes varient selon les contrats passés avec les labels et le nombre d’ayants droit. Un auteur-compositeur-interprète qui a monté sa structure pour s’autoproduire gagnera bien plus qu’un autre qui travaille avec trois musiciens, un compositeur, un label et un distributeur numérique…
« Rétributions dérisoires »
Le désarroi et le malaise des artistes anglo-saxons n’épargnent pas l’Hexagone. Dans Télérama, en juillet 2019, Clara Luciani expliquait que « seuls les partenariats [avec des marques de luxe] et des concerts privés » lui permettaient de se rémunérer. La violoncelliste Emmanuelle Bertrand témoigne aussi : « Les rétributions du streaming sont dérisoires, les concerts constituent l’essentiel de mes revenus. » L’Adami, qui gère les droits des artistes interprètes, assure, dans son tract « D’amour et d’eau fraîche saison 14 », qu’Etienne Daho, Véronique Sanson, Jean-Louis Aubert ou Benjamin Biolay, « des chanteurs que la France adore écouter depuis des décennies », ne gagnent que « 300 euros par mois grâce à l’écoute de leur musique en ligne ».
A qui la faute ? Bruno Crolot, directeur général France et Benelux de Spotify, assure que son groupe « reverse 70 % de ses revenus aux labels et aux éditeurs ». Tout en précisant : « A eux ensuite de les répartir aux artistes et aux ayants droit ». Il estime que « les contrats signés entre labels et artistes varient de 1 à 10 selon la notoriété de ces derniers ». Si les trois majors – Universal Music, Warner Music et Sony Music – ne souhaitent pas s’exprimer sur la répartition des recettes du streaming, Bruno Crolot rappelle que « Spotify redistribue 4 milliards de dollars par an aux labels ». Et davantage chaque année puisque le streaming musical est « en croissance ».
Le patron France de Spotify assure que sa « plate-forme est dix fois plus rémunératrice que la radio pour les ayants droit » et voit le bon côté des choses. A ses yeux, « des centaines d’artistes gagnent, grâce au streaming, plus de 100 000 dollars par an », selon l’étude Awal/Music Business Worldwide, rendue publique en août. Pour donner espoir à ceux qui ne s’en sortent pas, il cite aussi Russ, un rappeur américain qui, sur son compte Twitter, déclarait en novembre gagner près de 90 000 dollars par semaine et incitait ses confrères à s’autoproduire « pour éviter de donner 15 % de leurs gains à quelqu’un qui se contente d’appuyer sur un bouton »… Dans la même veine, Denis Ladegaillerie, le PDG du distributeur Believe, déclarait que « plusieurs milliers d’artistes gagnent plusieurs dizaines de milliers d’euros par an ». Ce qui n’empêche pas des légions entières de n’empocher qu’une misère.
Selon Ludovic Pouilly, senior vice-président relations institutionnelles et industrie musicale de la plate-forme Deezer, « le prix du stream fluctue selon le nombre d’écoutes, mais aussi selon les pays, les types d’abonnements (famille, couplé avec un opérateur de télécommunications…) ou le taux ponctionné par le label pour les campagnes de publicité ». Les contrats les plus récents entre labels et artistes sont souvent plus intéressants pour ces derniers. « Je comprends ceux qui se plaignent mais nous ne pouvons pas verser davantage (70 % aux labels et aux ayants droit), car la concurrence est féroce entre les plates-formes », dit-il.
« Les artistes n’ont jamais été consultés une seule fois sur la valeur d’un stream, regrette le beatmaker Olivier Le Motif, qui a produit des tubes pour Niska, Booba ou SCH. Il faut des millions de streams pour espérer faire une année correcte. » Alors que 90 % de ses revenus proviennent du streaming, il a conscience que « le rap et l’électro, les genres qui fonctionnent le mieux en ce moment, n’ont pas besoin d’être autant mis en avant par les algorithmes des plates-formes. »
Deezer milite pour l’adoption d’un nouveau mode de rémunération du streaming, baptisé « user centric ». L’argent que versera un abonné à une plate-forme musicale ira directement aux seuls artistes qu’il écoute, sans retombées automatiques pour les plus streamés. Le système actuel profite notamment aux rappeurs que les jeunes générations passent en boucle. « Ce mode de calcul a incité les labels à produire de plus en plus de rap, de musique urbaine et d’électro », constate Ludovic Pouilly.
« Satisfaire les actionnaires »
Aujourd’hui, chaque titre est comptabilisé à partir de trente secondes, ce qui pénalise cruellement la musique classique et le jazz : un mouvement de symphonie ne vaudra qu’un stream alors que les chansons de musique urbaine raccourcissent pour mieux se multiplier… « Le problème, c’est que la musique n’a plus rien à voir avec l’art. Avec ce système, les majors ont appris à satisfaire financièrement leurs actionnaires en produisant les artistes les plus streamables », se désole Suzanne Combo. « C’est devenu une stratégie marketing », confirme Rodolphe Dardalhon, à la tête du label indépendant Roy Music.
Le Centre national de la musique a demandé au cabinet Deloitte d’étudier l’impact de...
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