L’avenir de la création dépend moins de la place occupée par les écrans, les réseaux sociaux ou les jeux vidéo que du profil socioculturel de leurs utilisateurs, observe, dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au «Monde».
Chronique. Il s’est passé deux choses étonnantes au Théâtre de l’Athénée, à Paris, samedi 22 janvier, lors d’une représentation du Voyage de Gulliver. Sur scène, avec des jeux d’optiques fascinants, entre marionnettes et comédiens réels. Dans la salle aussi, formée de deux tiers d’adultes et d’un tiers d’enfants. Cette alchimie fait écho au problème sérieux de la culture dite classique : le vieillissement de son public, qui gagne depuis des années et que la pandémie a accéléré.
Pour mesurer l’enjeu, il existe une avalanche de livres, de spectacles, de films ou d’expositions destinés au « jeune public ». Mais rarissimes sont les œuvres dont les formes attirent grands et petits. Sur les sièges de l’Athénée, Stéphane Braunschweig, directeur du théâtre de l’Odéon, cohabitait avec des couples assis seuls ou à côté de gamins leur chuchotant des questions. Soit une salle un peu turbulente mais belle à voir.
Les artistes de ce Voyage de Gulliver, Valérie Lesort et Christian Hecq, martèlent qu’il est pour « tout public ». Même chose pour leurs autres créations, comme Vingt mille lieues sous les mers, Le Domino noir, La Mouche ou Le Bourgeois Gentilhomme. Pour y arriver, le tandem se frotte aux formats du théâtre ou de l’opéra, qu’ils bousculent au moyen de marionnettes, des arts plastiques, de la danse, de la musique, de l’émotion et du rire. Ce n’est pas de l’art pour les jeunes mais de l’art tout court qui a du style.
Lesort et Hecq forment le couple artistique le plus convoité du moment tant leurs spectacles triomphent tout en étant les agents involontaires d’un public élargi. Leur Voyage de Gulliver, achevé à Paris, commence une longue tournée avec pour première étape le théâtre des Célestins, à Lyon, le 1er février.
La priorité du ministère de la culture est d’attirer en ces lieux les gens d’origine modeste qui n’y vont pas. Or la question du vieillissement du public est presque plus grave : que les lieux culturels soient dominés par les gens aisés est problématique mais au moins ces derniers se reproduisent, alors que les seniors meurent et ne sont pas remplacés – si, à 18 ans, on ne va pas au spectacle, on ne le fera pas à 60 ans.
Même le cinéma est tombé dans le camp des seniors
Ce vieillissement du public est pourtant repéré. Selon plusieurs études, l’âge médian au concert classique est passé de 36 ans en 1981, à 52 ans en 2008, à 61 ans aujourd’hui. La Philharmonie de Paris, en multipliant les actions depuis 2015, a un peu corrigé le tir mais la tendance de fond est là. C’est vrai aussi pour les musées, les théâtres ou les librairies, si on met de côté le public des scolaires (contraint de venir).
Même le cinéma, surtout français et d’art et essai, est tombé dans le camp des seniors. Entre 2010 et 2019, les salles ont perdu 19 millions de spectateurs de 11 à 24 ans, remplacés par 20 millions de 50 ans et plus. Les moins de 25 ans ne forment que 28 % du public des films français et 43 % des films américains. D’où cette formule de la productrice Sylvie Pialat : « Le public qui va voir nos films en salle est en route pour le cimetière. » Elle date de 2019, année record pour les salles. Depuis leur réouverture sous Covid-19, c’est la panique.
Personne, dans la culture, ne voit comment stopper le vieillissement du public. Ou plutôt tout le monde dénonce l’explosion de l’offre numérique sur les écrans domestiques – plates-formes de streaming, YouTube, réseaux sociaux, jeux vidéo – dont les jeunes sont quasiment tous accros.
Ce lien est sans doute juste, sauf que le vieillissement du public culturel a commencé bien avant l’arrivée du numérique. Surtout il n’existe pas encore d’étude décisive sur la façon dont les écrans domestiques interfèrent sur les pratiques culturelles traditionnelles – lire et sortir. Tout le monde a pourtant un avis – médecins, psychologues, sociologues, responsables politiques, cadres de la culture ou de l’industrie.
Se pencher sur les œuvres proposées
Deux camps s’affrontent. L’industrie et des sociologues distinguent l’outil numérique de ses usages, parfois dangereux. Ils cernent de nouvelles formes artistiques, une sociabilité renouvelée, disent que les millions de vidéos sur YouTube favorisent une sorte d’éclectisme augmenté, incitant parfois les jeunes à aller au spectacle. Ils s’amusent de la panique morale des acteurs culturels classiques, qui ne comprennent rien au mouvement en marche, les invitant à s’adapter au risque d’être marginalisés.
En face, de nombreux médecins, études à l’appui, dénoncent de plus en plus les ravages des écrans sur les enfants – l’addiction aux jeux vidéo est reconnue depuis 2019 comme une maladie par l’Organisation mondiale de la santé – tandis que les milieux culturels ciblent les mécanismes sophistiqués des réseaux sociaux et du jeu vidéo visant à « retenir » leurs clients dans un monde virtuel permanent.
Déplaçons le débat, nous dit la sociologue Sylvie Octobre, spécialiste des pratiques culturelles des jeunes. L’avenir de la création dépend moins des écrans que du profil...
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