Des plus grosses institutions, comme le Théâtre de la Ville ou l’Opéra national de Paris, aux troupes les plus modestes, l’offensive digitale a décollé à toute vitesse, en raison de la pandémie.
C’est le déluge. Chaque jour ou presque, depuis vendredi 30 octobre, début du deuxième confinement, des retransmissions en streaming de spectacles de danse, d’opéra et, dans une moindre mesure, de théâtre et de cirque affluent sur les réseaux, les sites et les plates-formes dédiées, qui se multiplient. Alternative aux séries devenues l’opium de la crise sanitaire, elles tentent de sauvegarder la vie et la visibilité d’un secteur en rupture de contact avec le public tout en dégageant un espace de création et un nouvel agenda pour les spectateurs depuis… leur canapé !
Des plus grosses institutions aux troupes les plus modestes, l’offensive digitale a décollé à toute vitesse. Dès jeudi 29 octobre, le Théâtre de la Ville lançait ses opérations en direct avec Le Tambour de soie, de Kaori Ito et Yoshi Oïda, puis, entre autres, Alice traverse le miroir, d’Emmanuel Demarcy-Mota, vendredi 18 décembre.
Très réactif, l’Opéra national de Paris enchaîne, depuis vendredi 13 novembre, date du Facebook Live de Créer aujourd’hui, programme de chorégraphes contemporains, les opéras et les ballets en streaming. Sur le front du hip-hop, le festival Kalypso a aussi mis en ligne la nouvelle pièce de la troupe Art Move Concept, mercredi 25 novembre. Jusqu’à la compagnie de Pina Bausch, à Wuppertal (Allemagne), qui s’est convertie au « livestream » l’espace d’un soir.
La liste de retransmissions de spectacles à voir en direct ou en différé gonfle chaque jour comme si les artistes et les directeurs de scène avaient anticipé la deuxième vague. Au Lieu unique, à Nantes, l’équipe avait, dès septembre, imaginé compenser la demi-jauge en proposant aux spectateurs de regarder les pièces en temps réel sur leur chaîne YouTube. « C’est une manière de maintenir le théâtre en marche, de garder la relation avec le public, comme on le dit tous, même si on ne sait pas bien d’ailleurs comment il vit les choses devant son écran, commente Fleur Richard, secrétaire générale du Lieu unique. Il s’agit aussi de conserver notre engagement avec les chorégraphes et les metteurs en scène pour qu’ils continuent de travailler, une sorte de contre-proposition digitale, un pis-aller tout de même, qui permet de roder les productions en vue des tournées. » On a ainsi pu voir des créations du performeur Olivier de Sagazan et de la chorégraphe Ambra Senatore.
Débat sur la gratuité
La bascule digitale ferait-elle déjà partie des habitudes du spectacle vivant ? Dans l’élan du premier confinement qui a vu nombre d’artistes se filmer chez eux avec les moyens du bord, les performances « homemade » ont dégagé la place à des captations plus armées techniquement. Un facteur a été décisif : le fait que les artistes puissent continuer à répéter dans les théâtres et ainsi créer leurs pièces à huis clos, les filmer et les présenter en ligne. « Je devais faire la première de mon nouveau spectacle, Reverse, en novembre et j’ai donc décidé qu’elle ait une existence virtuelle sur ma chaîne Vimeo, explique la chorégraphe hip-hop Jann Gallois. Je suis un peu allergique aux réseaux mais dans le contexte sanitaire, ça permet de donner une finalité au travail. »
Cet élan constructif se retrouve chez Valentine Nagata-Ramos et Amala Dianor, jeunes chorégraphes sélectionnés par la Caisse des dépôts et consignations et le Théâtre des Champs-Elysées (TCE), dans le cadre d’un festival numérique exceptionnel. Chacun a la chance de faire une captation de sa pièce qui sera ensuite retransmise. Jeudi 17 décembre, en direct du plateau du TCE, Be.Girl, de Nagata-Ramos était sur France Télévisions et y restera visible un an. « C’est une chance pour moi, affirme Valentine Nagata-Ramos. Les réseaux comptent de plus en plus pour la reconnaissance des jeunes artistes. Avoir un film à montrer va, je l’espère, me permettre d’avoir des dates pour la saison prochaine. »
Même évidence pour Amala Dianor dont The Falling Stardust sera disponible, mardi 5 janvier 2021, sur la Web TV du TCE. « J’ai eu beaucoup d’annulations cette année et très peu de reports, résume-t-il. Etre au TCE avec les danseurs, qui sont intermittents et dans la précarité, et que je n’ai pas vus depuis mars, est formidable. Qu’il soit réel ou virtuel, le public est là et redonne du sens à notre métier. »
Dans un concert de commentaires positifs, ces retransmissions, « qui dénaturent tout de même pas mal les œuvres », selon Jann Gallois, lèvent une discussion esthétique. Lors du Facebook Live de Créer aujourd’hui, au Palais Garnier, le 13 novembre, le chorégraphe contemporain Damien Jalet a refusé de participer. « Je n’ai rien contre le streaming mais le passage d’une œuvre créée pour la scène et sa traduction à l’image, ça ne s’improvise pas, précise-t-il. Si on travaille six semaines avec acharnement à construire une pièce, il faut que cela soit tout aussi précisément traduit pour l’écran. » Il ajoute : « J’ai aussi un vrai problème avec la conception de Facebook comme un théâtre, surtout pour une première. Par ailleurs, je ne supporte pas l’idée de voir mon travail au milieu d’émojis et de commentaires écrits en temps réel qui le réduisent à de l’événementiel. »
Sur le plan économique, ces livestreams, souvent libres d’accès, entraînent aussi un débat sur la gratuité. Les tickets payants font leur apparition. La nouvelle plate-forme L’Opéra chez soi, pilotée par l’Opéra national de Paris, entend mixer offres gratuites et payantes. « Nous testons différents types de streaming et de prix pour voir comment nous pouvons équilibrer les coûts de production d’une captation et les recettes, déclare Martin Ajdari, directeur général adjoint de l’Opéra national de Paris. Le livestream de La Bayadère, dimanche 13 décembre, était soutenu par le mécénat de Chanel, et a coûté environ 100 000 euros – les droits des artistes permanents sont chez nous forfaitisés –, équilibrés par la vente de 11 000 billets à 11,90 euros. On est donc très contents du résultat. Mais il faut continuer pour voir si cela peut devenir un modèle économique. »
Démocratisation et décentralisation
Dans ce contexte mouvant qui s’écrit en marchant, une lettre a été envoyée, mardi 24 novembre, signée par des personnalités du spectacle vivant à la ministre de la culture, Roselyne Bachelot. Ils s’inquiètent, non sans raison, de la validation d’un spectacle aux nombres de vues. Ils évoquent des « dérives possibles », en particulier l’absence de droits des artistes, les réseaux sociaux étant les « seuls bénéficiaires économiques de ces diffusions ». « Je comprends qu’on puisse avoir recours au streaming pour des raisons financières, explique Jean-Pierre Darroussin, l’un des signataires. A condition qu’il y ait un rachat par les chaînes publiques. Mais je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent : au moins, le spectacle aura existé. La culture ne doit pas exister “au moins”, mais “au plus”. »
Le comédien va plus loin : il dénie toute vertu à la démocratisation de l’art par le streaming. « Je suis contre l’idée de faire descendre la culture dans le métro, comme le voulait André Malraux. La culture ne doit pas descendre, elle doit monter. Je ne crois pas que le streaming puisse créer un désir de théâtre. Il encourage à être fainéant, en restant chez soi. Il faut que le théâtre reste un événement unique et privilégié où l’on se retrouve dans une salle pour partager un moment. »
David Lescot n’est pas de cet avis. Début novembre, 25 000 enfants dans toute la France (mais aussi en Lituanie) ont vu sa pièce J’ai trop d’amis, dans des...
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