ENQUÊTE - Il représente un livre vendu sur trois. «Folio» fête son demi-siècle, Pocket et 10-18 leurs 60 ans, et Le Livre de Poche bientôt 70 ans. Récit d’une fabuleuse révolution culturelle.
Un tout petit format - 10 centimètres sur 18 -, et c’est pourtant une révolution culturelle qui touche chacun d’entre nous. On ne l’a pas vue venir, mais les chiffres sont là: plus d’un livre sur trois achetés en France est en poche (le plus souvent en format 10/18). Et sa croissance est impressionnante: + 29 % en 2021 par rapport à 2020. «Et encore, souligne Casseline Rosello, consultante GfK Market Intelligence Livres, qui recense chaque semaine les meilleures ventes, si l’on ne tient compte que des rayons littérature générale, histoire, sciences humaines, pratique, lecture, le poche représente près d’un livre sur deux, avec près de 635 millions d’euros de chiffre d’affaires.»
Aujourd’hui, «Folio» (groupe Gallimard-Flammarion) fête son demi-siècle d’existence ; chez Editis, c’est Pocket et 10-18 qui honorent leurs 60 ans ; tandis que, chez Hachette, Le Livre de Poche, leader du marché, a 69 ans. Longtemps, on a pu croire que cette collection - petit format, petit prix - n’était destinée qu’aux étudiants fauchés. En vérité, elle a touché toute la sphère de la société. Retour sur une fabuleuse histoire qui n’a pas toujours été rose.
• Une naissance dans le mépris
Honneur aux anciens: le petit format tel qu’on le connaît aujourd’hui est né en 1953 avec la création du Livre de Poche. Même si cette forme existait depuis le XVIIe siècle avec le principe d’un petit format qui pouvait tenir discrètement… dans la poche, et notamment les livres de colportage (des collections plus ou moins érotiques, censurées, ou, disait-on, destinées à un public féminin). C’est peu dire que la naissance de la collection chez Hachette fut une révolution, une véritable rupture qui a marqué l’histoire de l’édition de la seconde moitié du XXe siècle et qui résonne encore en 2022.
Sans la trempe d’un Henri Filipacchi, rien n’aurait été sans doute possible. Bien sûr, il y eut des personnes favorables à cette démocratisation de tous les grands textes de littérature vers le grand public. Parmi eux, des auteurs populaires ; on songe à Marcel Pagnol, à Jacques Prévert ou à Jean Giono, ce dernier affirmant que c’est «le plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne». Le public le leur rendra bien: Paroles ou Le Hussard sur le toit font partie des meilleures ventes en poche. Pour Marcel Pagnol, ce n’est ni plus ni moins qu’«un moyen de culture presque aussi puissant que la radio ou la télévision». L’auteur de Manon des sources avait déjà compris que le véritable ennemi de la lecture pouvait être l’écran.
Mais la naissance du poche ne fut pas accueillie les bras ouverts. Elle provoqua des levées de boucliers inimaginables aujourd’hui. Des intellectuels ont parlé d’«abaissement» de la culture. Henri Michaux et Julien Gracq furent parmi les plus virulents. L’auteur du Rivage des Syrtes a toujours refusé que ses livres paraissent en petit format (mais pas en «Pléiade»). Il n’avait que mépris pour ces nouvelles collections qu’il assimilait à des «produits de grande consommation».
Pour donner une idée de la façon dont le poche a été perçu par certains lors des premières publications, il suffit de regarder la vidéo d’un étudiant de l’époque - elle circule beaucoup sur internet en ces temps de commémoration. Elle est simplement hallucinante. Écoutons-le. Avec dédain, le jeune affirme: «Le poche fait lire un tas de gens qui n’avaient pas besoin de lire finalement, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. Avant ils lisaient Nous deux ou La Vie en fleur (des magazines féminins populaires, NDLR). Et, d’un seul coup, ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains.» Sidérant.
Filipacchi, alors secrétaire général de La Librairie Hachette, tient bon, même si les débuts sont franchement modestes. Malin et visionnaire, il a associé avec lui de grands éditeurs, tels qu’Albin Michel, Calmann-Lévy, Grasset, Gallimard, qui lui apportent les grands fonds éditoriaux de la littérature française et étrangère dont il aura besoin pour réussir. C’est ainsi qu’en février 1953 paraissent les premiers Livre de Poche: Koenigsmark, de Pierre Benoit (n° 1), Les Clefs du royaume, d’Archibald Joseph Cronin (n° 2), Vol de nuit, d’Antoine de Saint-Exupéry (n° 3)… Chacun vendu 2 francs, soit à peu près le prix d’un ticket de métro.
L’époque a bien changé. Désormais, paraître en poche est un gage de reconnaissance, presque une forme de couronnement, même. C’est l’assurance de toucher un plus large public (avec une diffusion plus étendue en grandes surfaces spécialisées, voire alimentaires), d’entrer dans les écoles, et de «vivre» plus longtemps…
• La révolution en marche
Pendant longtemps, Le Livre de Poche, dont la marque est devenue une antonomase, régnait seul, si bien qu’aujourd’hui il est toujours leader, avec plus du quart du marché. Depuis sa création, il a écoulé un peu plus de 1 milliard d’exemplaires, nous rappelle sa directrice générale, Béatrice Duval.
La réussite du poche chez Hachette aiguise l’appétit des autres maisons d’édition. En 1962, Pocket et 10-18 voient le jour. La création de «Folio», en 1972, marque un tournant. Son lancement, en même temps que la création du propre système de distribution du groupe Gallimard, est une sorte de révolution, aussi. C’est une opération de grande ampleur. Toute l’équipe de direction est sur le pont, avec à sa tête Claude Gallimard, mais aussi Robert Gallimard, Roger Grenier et Bernard Fixot (qui deviendra l’éditeur de best-sellers que l’on connaît).
C’est au jeune Antoine Gallimard, le fils cadet de Claude, aujourd’hui à la tête du groupe, que l’on confie les rênes de la nouvelle petite collection. Il raconte les raisons de la rupture avec Le Livre de Poche. «Hachette refusait de prendre autre chose que les best-sellers parus chez Gallimard, or l’idée de Claude Gallimard était de faire vivre le fonds de la maison beaucoup plus longuement. Il fallait exploiter la richesse de notre catalogue.» Il faut dire que, dès 1970, les relations commerciales entre Gallimard et Hachette se détériorent sérieusement. À preuve, en cette année de brouille, Gallimard avait pris soin de déposer quelques marques qui avaient pour noms - tiens, tiens… - «La Nouvelle Poche», «Bibliopoche» ou «Blanche Poche»… La marque «Folio» est officiellement déposée en mars 1971. Résultat, en moins de deux années, tous les titres de littérature générale du fonds Gallimard, auparavant parus au Livre de Poche, sont repris chez «Folio»: cela veut dire plus de 500 titres et 15 millions de volumes imprimés! Ça n’est pas rien.
Les premiers romans parus en 1972 sont La Condition humaine, de Malraux (n° 1), L’Étranger, de Camus (n° 2), Les Poissons rouges, de Jean Anouilh (n° 3), Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras (n° 4)… L’affaire a beaucoup grandi, à tel point que «Folio» représente la moitié du chiffre d’affaires de Gallimard! Depuis sa création, ce sont 468 millions d’exemplaires vendus, soit 50 «Folio» par minute, affirme-t-on fièrement, rue Gaston-Gallimard, dans le 7e arrondissement de Paris. Autre fierté de la maison: près des trois quarts des nouveautés en petit format sont issues du fonds, et le dernier quart provient des catalogues extérieurs au groupe, la collection travaillant avec une centaine d’éditeurs.
• Les raisons du succès
Pourquoi le poche plaît-il autant? Tous les éditeurs s’accordent à dire que le prix joue un rôle crucial: près de 7 euros, en moyenne, quand celui des grands formats atteint près de 18 euros. Chez les classiques, on trouve les plus grands textes pour 2 à 4 euros. «Ne pas être cher est un atout incroyable. Le lecteur peut prendre le risque d’acheter un auteur qu’il ne connaît pas, c’est très vrai pour les Éditions 10-18, qui publient beaucoup de littérature étrangère», souligne Carine Fannius, directrice générale des activités du pôle Poche, chez Editis, qui rassemble Pocket, 10-18 et PKJ en jeunesse. Est-ce pour cette raison que, chez «Folio», la moitié des lecteurs a moins de 40 ans? En tout cas, on a pu observer l’effet au rayon «sciences humaines». «Le prix a longtemps été un frein, notamment pour les étudiants, estime Sophie Kucoyanis, responsable des collections «Folio essais», «Folio histoire» et «Folio actuel». Dans ce domaine aussi le poche a eu une carte à jouer, et les ouvrages, bien édités, de belle facture, bon marché, séduisent de plus en plus. D’autant que le format se rapproche davantage d’une communication via les réseaux.»
Le prix est important, mais pas seulement. «Le poche plaît parce qu’il représente le beau mariage du classique et du contemporain, explique Antoine Gallimard. Il n’a jamais cessé de s’améliorer, avec des changements de couverture, de titres parfois, une nouvelle édition en cas d’adaptation au cinéma, ou une préface, un dossier d’analyse… Le poche est vivant, il ne s’agit plus de reprendre le grand format et de le réduire. On améliore la qualité, la diffusion, sa durée de vie est bien plus longue, et je dirais plus dynamique.» Belle illustration de cette dynamique avec La Délicatesse, de David Foenkinos, qui a dépassé le million d’exemplaires, et fait passer l’auteur dans une autre dimension.
«Cela fait vingt ans que je suis dans le poche, raconte Carine Fannius, dix années chez J’ai lu, sept au Livre de Poche et depuis trois ans chez Pocket et 10-18. Il y a vingt ans, éditer un livre en poche, en gros, était relativement simple: on regardait la liste des best-sellers et on les passait en petit format. La concurrence était moins forte - on n’était pas aux aguets de tout ce qui pouvait se publier, notamment chez les petits éditeurs - et, il faut le reconnaître, on ne prenait pas autant de soin à l’édition. Aujourd’hui, on soigne la fabrication, on change de couverture et, de temps en temps, on change le titre aussi. On réalise un travail important d’“emballage”.» De plus, ajoute-t-elle, il n’existait pas ou presque pas de liaison directe entre l’éditeur de poche et celui du grand format. «Maintenant, on travaille main dans la main, on est impliqués bien en amont, souvent au moment du manuscrit. Notre métier d’éditeur a beaucoup changé, il se rapproche de celui du grand format.»
Béatrice Duval tout comme Antoine Gallimard et Carine Fannius rappellent que le phénomène qui favorise le poche tient aussi à la durée du grand format en librairie: elle est de plus en plus faible, parfois les retours se font trois mois après la publication… «Alors que l’on peut soutenir le poche pendant des années», affirme Béatrice Duval, comme lorsque le livre est recommandé par l’Éducation nationale, et, pour cela, il faut qu’il ait été publié en petit format.
• Toujours plus de marketing
C’est incroyable d’observer à quel point l’édition de poche est le lieu de toujours plus d’innovations et de marketing - comme dans les secteurs de la jeunesse et de la BD, véritables locomotives. Cette «seconde vie» du livre est sans doute propice à cela. Le poche est dans une recherche constante d’attractivité des lecteurs et, dans cette optique, innove en permanence. Ces innovations ont pour but non seulement d’attirer l’attention sur les romans, mais aussi de susciter le désir du lecteur. C’est comme si le petit format était aux avant-postes des tendances. En cela, il se distingue de la nouveauté. «Le grand format reste encore un travail artisanal, alors que le poche tend vers un exercice plus proche du marketing, je dirais même presque industriel», souligne Antoine Gallimard, qui a nommé, il y a huit ans, Anne Assous, ancienne directrice marketing du groupe, à la tête de «Folio». C’est aussi un format qui cadre avec les réseaux sociaux. Cela a permis à des auteurs tels que Virginie Grimaldi, Agnès Martin-Lugand, Aurélie Valognes ou Mélissa Da Costa, de connaître un destin hors norme via le poche.
L’été est le moment propice aux offres commerciales tous azimuts. Les achats sont plus nombreux à cette saison et en fin d’année, selon GfK. Par exemple, Le Livre de Poche lance son «Camion qui livre», une sorte de librairie ambulante sur toutes les plages de France, avec dédicaces, ateliers d’écriture et jeux-concours. Chaque maison a son prix des lecteurs. Presque toutes proposent l’offre «2 + 1»: un livre offert pour l’achat de deux titres du catalogue. Pour faire lire, il est utile de recourir aux bonnes vieilles recettes. Mais le poche ne va pas qu’à la plage ; désormais, il cherche aussi à investir l’hiver, période traditionnellement dévolue aux beaux livres cadeaux. On n’hésite plus à offrir le petit format. Il faut dire que les éditeurs rivalisent de propositions, avec des «collectors», des inédits, des coffrets, des intégrales, des nouveaux «packagings», etc. On ne cesse de faire du neuf avec du classique.
L’offre est pléthorique. Les libraires doivent pousser les murs. «Le poche est devenu un enjeu majeur, nous indiquait Lionel Destremau, directeur du salon Lire en poche, à Gradignan, près de Bordeaux, lors d’une édition qui avait pour parrain Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française. Les événements tournant autour de ce format se multiplient. Les budgets ont explosé. Dans ce domaine, des postes de “relations libraires” qui n’existaient pas se sont créés. C’est que l’édition de poche tire le marché vers le haut, c’est la locomotive. Avant, c’était l’inverse.» Juillet et décembre sont les mois du poche. Preuve du succès, il fait l’objet de manifestations dédiées avec Lire en poche, mais aussi Saint-Maur en poche, salon tenu par le célèbre libraire Gérard Collard.
• Une concurrence exacerbée
Cinq acteurs dominent le marché: Le Livre de Poche, Pocket, «Folio», J’ai Lu, Points. En leur sein, elles ont créé des collections ou sous-collections spécialisées (polar, jeunesse, SF, histoire, essais, poésie…). Mais la concurrence est de plus en plus forte entre ces cinq acteurs. Et, en même temps, désormais les petites maisons ont, elles aussi, décidé de lancer leur propre petit format. Ce qui exacerbe encore plus la concurrence.
«Zulma Poche» publie de superbes titres de Dany Laferrière (Pays sans chapeau, Le Goût des jeunes filles, L’Odeur du café…) ; Autrement reprend des «auteurs phares et des pépites méconnues» de son catalogue dans sa nouvelle collection, «Les Grands Romans» (Inconnu à cette adresse, de Kressmann Taylor…). Actes Sud a son «Babel». L’éditeur d’histoire Perrin a son «Tempus» comme Tallandier a son «Texto». «GF» (Flammarion) s’est imposé. Larousse sort ses «Petits Classiques». Robert Laffont a installé «Pavillon Poche». Feu Bernard de Fallois, après avoir hésité quand il s’agissait de choisir un éditeur poche pour Joël Dicker et son phénoménal La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, avait tout simplement décidé de créer… «De Fallois Poche».
Pourquoi laisser à d’autres l’exploitation en petit format d’un grand succès? C’est la même réflexion qui a poussé Liana Levi à créer sa collection baptisée «Piccolo». Les Éditions de Minuit ont leur «Double», qui pourrait constituer un filon pour «Folio» depuis que la maison a été rachetée par Gallimard. La «Petite Bibliothèque Payot» a mis les sciences humaines en poche, c’est un franc succès: «C’est devenu un pilier de toute la maison, avec plus de la moitié des revenus», s’enthousiasme Christophe Guias qui dirige à la fois Payot et la «Petite Bibliothèque», où Freud, Simone Weil, Hannah Arendt, Bergson et Frederick Douglass font partie des meilleures ventes. «On a fait retraduire des textes, travaillé la quatrième de couverture pour rendre les livres accessibles à un public plus large.» Il publiera bientôt, directement en poche, un inédit d’Ella Maillart. En fin de compte, ces «petits» éditeurs de poche représentent la plus grande part du gâteau, avec plus de 31 % du marché!
Tout ce bouillonnement a créé une véritable émulation et change la donne. Il existe même une course aux à-valoir, qui n’avait pas lieu jusqu’ici. Le secteur vit un vrai «mercato». On assiste à un système d’enchères extraordinaire si bien que la Foire du livre de Francfort ou celle de Londres (avant la pandémie) étaient le terrain de bagarres mémorables. Certains titres se sont arrachés à prix d’or. La logique de groupe joue davantage: J’ai Lu ne va pas surenchérir sur «Folio» (groupe Gallimard-Flammarion) tout comme Pocket sur 10-18 (Editis).
La fusion annoncée entre ce dernier et Hachette interroge sur le sort de leurs collections. «La concurrence est telle que l’on s’engage désormais très en amont. D’ailleurs, on est sollicités par les auteurs, qui nous demandent désormais des comptes et exigent que l’on organise des événements autour du poche, on essaie de réaliser des lancements simultanés entre les deux formats, histoire de créer un cercle vertueux: le grand soutient le petit, et vice versa», dit Carine Fannius. Cette synergie est à présent incontournable. «Avec 40 nouveautés en poche par mois, la pression est maximale», souffle la directrice des activités du pôle poche d’Editis. Et chacun guette les auteurs qui «tombent» dans le domaine public avec un appétit d’ogre...
Lire la suite sur lefigaro.fr