La culture est-elle objet de consommation comme les autres ? Dans cette tribune, le collectif Païdeia plonge dans l’histoire des idées pour éclairer nos politiques culturelles et donner à penser demain, notamment au prisme des humanités numériques.
L’expression « tragédie de la culture » ne désigne pas la crise qui contraint aujourd’hui le secteur culturel à s’adapter à une situation économique désastreuse, mais le phénomène auquel serait vouée la culture depuis la Révolution industrielle. Selon le sociologue Georg Simmel¹, la civilisation moderne accumule des biens culturels immuables et impérissables, dont les œuvres d’art font partie.
Mais l’accumulation de plus en plus importante de ces biens en rend difficile voire impossible l’assimilation. Faute de pouvoir être appréciés pour eux-mêmes, ils finissent ainsi par suivre une logique autre que leur finalité première : d’œuvres culturelles, ils deviennent des objets superflus, à l’instar des objets techniques. Alors que dans la conception classique de la Kultur allemande, les œuvres de l’esprit développent l’univers intérieur et spirituel des êtres humains, en réalité ce progrès moral se révèle inéluctablement entravé, selon Simmel, par l’expansion de la société marchande ; telle est la tragédie de la culture.
Quelques années plus tard, en pleine Seconde Guerre mondiale, un philosophe allemand, Ernst Cassirer, entre dans le débat². À rebours du texte de Simmel, Cassirer définit la culture comme un processus qu’on ne peut réduire à une accumulation illimitée de biens. Certes le mythe, la poésie, la religion, les œuvres artistiques en tous genres forment le patrimoine d’une société. Mais ces œuvres ne s’accumulent pas seulement.
Pour Cassirer, elles s’échangent et constituent ainsi des passerelles entre les humains de sociétés différentes. D’œuvre en œuvre, il y a donc transmission de la culture mais aussi transformation : chaque nouvelle œuvre s’inscrit dans une tradition tout en apportant un savoir singulier sur le monde. La culture forme l’être humain en lui apprenant à se connaitre lui-même. Le développement des biens culturels, loin d’être une entrave comme chez Simmel, redevient alors la condition même du progrès moral.
Contre la marchandisation de la culture, l’action politique : une troisième voie française
L’opposition entre les deux penseurs allemands n’est pas un conflit théorique qui n’aurait eu de résonnances que dans le milieu des philosophes. Elle est en réalité au cœur de la double conception de la culture en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : celle, pessimiste, qui ne peut voir la culture autrement que comme une masse de productions dont l’accessibilité la transforme irrésistiblement en divertissement, et celle qui fait de la culture un moyen d’épanouissement individuel.
Loisir ou mode de connaissance, culture de masse ou culture élitiste, démocratie culturelle ou démocratisation de la culture : autant d’oppositions qui ont structuré les discours politiques dans le second XXe siècle et dont l’idée de culture en France est pétrie.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la conception de Cassirer l’emporte. Quoique les bases aient déjà été jetées sous le Front populaire, c’est dans les années 1950 que la culture devient la « catégorie d’intervention publique »³ par laquelle l’État se donne pour tâche d’enrayer le phénomène de marchandisation que faisait craindre l’essor des industries culturelles.
Dans cette perspective, le ministère des Affaires culturelles, créé en 1959 par De Gaulle pour André Malraux, a trois objectifs : la popularisation des œuvres françaises et éventuellement étrangères, le rayonnement du patrimoine culturel, l’aide à la création contemporaine⁴. Les ambitions du nouveau ministère s’inscrivent en plein dans le cadre de l’État-providence.
C’est notamment par le biais des Maisons de la culture que la démocratisation des biens formant le patrimoine doit être réalisée. Le théâtre public réalise les vœux du ministre : Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Antoine Vitez s’emparent à tour de rôle de l’idée d’une culture à la fois exigeante et transmissible, édifiante et populaire, pour faire des institutions théâtrales qu’ils dirigent les hauts lieux du partage de la culture classique et contemporaine.
Le « théâtre élitaire pour tous », tel qu’Antoine Vitez le qualifie alors, traduit les idéaux de l’époque. Singularité de la Ve République qui lutte contre les excès de la marchandisation plutôt que d’en accepter les conséquences. L’exception française a plus d’une fois été notée.
Budget politique réduit, définition élargie : les ambiguïtés de la culture dans le second XXe siècle
Mais les grandes ambitions de la politique culturelle nationale, si elles ont continué d’alimenter l’imaginaire des artistes et du public, n’ont pas duré dans les faits. Avec le tournant libéral des années 1970, et malgré le volontarisme affiché par l’État, l’engagement financier baisse. Le Centre Pompidou est, à ce titre, paradigmatique : alors que les budgets alloués à la culture diminuent, cette grande construction rend visible l’ambition – non l’application – d’une politique culturelle de grande ampleur.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 contrebalance cette tendance, avec le doublement du budget de la Culture et la relance de l’action publique. Pour un temps, seulement. Les grands travaux comme ceux de la Bibliothèque nationale de France ou du Louvre seront privilégiés, au détriment des initiatives locales, dont les collectivités territoriales ont désormais la charge. Bien qu’encouragé, le mécénat restera de faible envergure en comparaison du modèle anglo-saxon dont il est inspiré. Quant à l’Europe, elle ne prendra pas économiquement le relais de l’État : le budget européen pour le théâtre, par exemple, restant faible.
À mesure qu’a diminué le budget des politiques culturelles nationales, la notion de culture est paradoxalement devenue toujours plus...
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