Ces espaces collaboratifs d’un nouveau genre pourraient bien être l’opportunité de dépasser l’approche culturelle centrée sur la notion d’œuvre d’art qui prédomine depuis la fin du XVIIIe siècle.
Souvent critiquée comme la nouvelle coquille vide des politiques culturelles des villes, la prolifération des tiers-lieux depuis une dizaine d’années révèle néanmoins une tentative inédite de réconcilier deux tendances de ces politiques : l’une très apollinienne, tournée vers l’art, ses grandes œuvres et le «supplément d’âme», l’autre plus dionysiaque centrée sur l’expérience culturelle, l’animation et le plaisir.
Cette réconciliation reste néanmoins ambiguë, tant, d’une part, les tiers-lieux semblent cristalliser une opposition toujours plus forte entre la politique culturelle d’Etat et politiques municipales, tant, d’autre part, sous les habits présentés comme neufs des tiers-lieux peut se rejouer dans les programmations un classicisme culturel tout à fait élitiste. Tant, enfin, à l’inverse, les tiers-lieux peuvent apparaître comme dépourvus de projet artistique et se conjuguer dans la bouche des élus avec les poncifs du lien social et du développement économique.
«Si la culture existe ce n’est surtout pas pour que les gens s’amusent»
Pour certaines communes cependant, ces tiers-lieux apparaissent comme l’opportunité de déborder l’idéologie culturelle qui prédomine depuis la fin du XVIIIe siècle centrée sur la notion d’œuvre d’art. Dans cette tradition est mis en avant l’accès aux grandes œuvres reconnues par l’histoire de l’art. Cette politique se concrétise en France en 1959, avec la création du ministère des Affaires culturelles et le principe de démocratisation culturelle. Cette politique s’accompagne d’une promesse quasi-religieuse pour les publics : le «supplément d’âme», la compréhension du monde, le dépassement des contingences humaines matérielles. Une conception élitiste de la culture qui met au second plan la notion de plaisir ou en valorise une version intellectualiste. Une conception dont Pierre Bourdieu voyait en Kant le théoricien et analysait comme spécifiquement bourgeoise. Une conception portée également par André Malraux qui déclarera que «si la culture existe ce n’est surtout pas pour que les gens s’amusent».
Malgré l’affirmation récente d’un soutien à des formes culturelles plus diversifiées, cette version «savante» de la culture est inscrite dans l’ADN du ministère du même nom et portée dans les régions par les Drac. Même si le ministère de la Culture affiche aujourd’hui son soutien aux tiers-lieux et entend «favoriser des formes esthétiques plus contemporaines», la logique de l’accès aux œuvres domine toujours comme en témoigne l’écrasante majorité des financements structurels publics destinée aux institutions classiques du type «maisons de la culture». Surtout, cette conception élitiste a également construit depuis les années 60 «la culture des professionnels de la culture», des réseaux nationaux d’artistes aux personnels des équipements culturels. Le discours d’ouverture porté par certaines directions de lieux existe, mais reste minoritaire. Souvent, lorsque ces institutions se saisissent de formes artistiques autrefois populaires comme le cirque, le théâtre de rue, c’est pour en proposer une version «artistisée» qui n’échappe pas à la logique de l’œuvre, loin des attentes plus prosaïques des publics.
Emancipation vis-à-vis de l’injonction artistique
Depuis plusieurs années cependant, certaines municipalités tentent de s’émanciper, sans la renier, de cette tutelle idéologique artistique, au moins de deux manières.
La première est palpable depuis le tournant des années 2000, dans les politiques municipales de plus en plus événementielles ou festivalières. Une politique souvent critiquée par les professionnels de la culture pour qui, cette «spectacularisation» se fait au détriment de la qualité et d’une mission d’éducation artistique. Une politique événementielle dans laquelle, en effet, il faut bien lire une manière de remettre au premier plan des notions clivantes d’animation, de fête, aux dépens de la question artistique.
Pour d’autres communes, c’est dans la création de tiers-lieux que va pouvoir se jouer cette émancipation vis-à-vis de l’injonction artistique. Des tiers-lieux qui seraient capables de résoudre la question contradictoire de l’accès aux œuvres tout en répondant aux demandes plus ludiques et amateurs des populations. Des tiers-lieux culturels qui permettraient non seulement de croiser les disciplines, de réinscrire la culture dans les territoires, mais qui réhabiliteraient aussi le plaisir de l’instant culturel. Une version bien plus dionysiaque donc, centrée sur l’expérience, voire la pratique, aux dépens des objets. Des tiers-lieux à même de devenir de véritables lieux de vie.
Expériences riches, nombreuses et enjaillantes
La mise en œuvre dans les tiers-lieux de cette conception culturelle, n’est pas apparue de nulle part. Si des liens sont à établir avec l’éducation populaire, il faut surtout chercher son origine du côté du renouvellement de formes de militantisme culturel dans les milieux dits «alternatifs» et le mouvement des friches culturelles à partir des années 80. Ces friches culturelles ont pu inspirer les administrateurs aujourd’hui les plus ouverts de lieux institutionnels cherchant à dépasser le carcan d’une culture classique. Mais surtout, discrètement au cours des dernières décennies, une lutte d’influence s’est jouée dans les collectivités territoriales où les tenants de cette culture alternative essayaient lentement, de convaincre les élus locaux et les techniciens de les soutenir, de financer des lieux d’un autre type. Aux friches culturelles des années 80-90 ont succédé les lieux intermédiaires pour arriver aujourd’hui à ce nouveau mot-valise, de «tiers-lieu culturel» … pas toujours vide néanmoins...
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