Le coronavirus fait le jeu des acteurs de la musique enregistrée, qui ont les cartes en main pour séduire les artistes face à des pure players du spectacle vivant neutralisés. Pourtant, ils sont tous des maillons précieux d'une même filière…
Le torchon brûle entre les producteurs de spectacle vivant et les maisons de disques. Pas simple du coup pour le Centre national de la musique, qui vient de distribuer 182,5 millions d'aides à la relance à la filière. Des arbitrages hautement sensibles dans un contexte explosif : s'il vient d'octroyer au « live » sinistré 131,5 millions d'euros, soit plus de 70 % des soutiens, il ne pouvait oublier les acteurs de la musique enregistrée, pourtant beaucoup moins touchés, avec 19 millions d'euros d'aides, notamment pour l'investissement dans le streaming, face aux Américains qui inondent les plateformes.
Pourquoi cette guerre fratricide ? D'un côté, des producteurs de spectacle sans activité depuis mars du fait de l'interdiction des concerts de grande jauge - ils vont perdre 85 % de chiffre d'affaires cette année, soit 2,3 milliards d'euros, et n'ont aucune visibilité sur 2021, alors même qu'une tournée ou un festival ne se remonte pas comme on rouvre un restaurant. De l'autre, des majors (Universal Music, Sony, Warner) ou de gros labels indépendants (Believe, Wagram) dont les ventes de CD et de vinyles ont, certes, chuté de 37 % au premier semestre, mais qui ont vu leurs recettes de streaming bondir de 17 % avec le confinement. Selon le Syndicat national de l'édition phonographique, le SNEP, la musique enregistrée affichait au global une très légère progression de 0,4 % sur le semestre, et le cabinet EY évalue, lui, le manque à gagner sur l'année à « seulement » 166 millions d'euros.
Les premiers, à l'agonie, accusent les seconds de profiter de la situation pour draguer leurs artistes à coups d'offres mirobolantes. Car les labels, confrontés à la crise du disque et à un streaming balbutiant jusqu'en 2018 - année au cours de laquelle le digital a dépassé les ventes de supports physiques -, se sont diversifiés dans le spectacle vivant, alors plus profitable et source de 60 à 70 % des revenus des artistes. Aujourd'hui, cette stratégie à 360 degrés leur permet de proposer, voire d'imposer, des packages incluant albums, concerts, contenus numériques, merchandising, édition musicale…
D'autant qu'ils sont les seuls en mesure d'investir (Universal vient de racheter les droits des chansons de Bob Dylan pour 300 millions de dollars) et de prendre des risques actuellement. Ainsi Arachnée et Olympia Prod, les filiales live de Sony Music et de Vivendi (propriétaire d'Universal Music, de See Tickets, de l'Olympia, de festivals…), alliés à Thierry Saïd, le manager de M. Pokora et de Jenifer, viennent de coproduire le concert en livestream payant de ces deux stars, l'un à la Seine Musicale et l'autre à l'Olympia.
Effets spéciaux, pyrotechnie, danseurs, choristes… le coût du show de M. Pokora, dernière étape virtuelle de son Pyramide Tour interrompu par la pandémie, atteint plusieurs centaines de milliers d'euros. Environ 14.000 tickets auraient été écoulés, de 24,99 euros à 49,99 euros avec accès backstage et tee-shirt souvenir, pour une audience estimée entre 40.000 et 60.000 fans devant les écrans.
Ce livestream, difficile à amortir pour les artistes francophones qui n'ont pas l'aura mondiale des Anglo-Saxons, sera rentabilisé grâce à sa diffusion ultérieure sur les chaînes payantes (MyCanal et Olympia TV) puis gratuites (C8 et CStar) de Vivendi.
La stratégie du 360
Le coronavirus, qui a accéléré la consommation de musique en streaming payant, fait aussi le jeu de Believe. Cette licorne française créée en 2005, spécialiste de la distribution numérique d'artistes et de labels indépendants, possède ses antennes dans le live (Tôt ou Tard, Zouave) et ses propres labels, comme Naïve. Présente dans une cinquantaine de pays, elle devrait entrer en Bourse en 2021 avec une valorisation de… 2 milliards d'euros. Autant dire qu'elle est en position de force face à des artistes à la recherche d'une diversification de leurs revenus. « Nous pouvons les accompagner sur la durée, dans le disque, le spectacle, l'édition, le marketing digital, les liens avec leur communauté… », explique Romain Vivien, directeur général de Believe.
Et si rien ne remplace un concert auquel on a assisté de visu, « le stream, c'est le paradis de la nouveauté », poursuit-il : on peut isoler une piste de guitare, insérer l'artiste dans un univers insolite ou en 3D, ou même dans un jeu vidéo, à l'instar du rappeur américain Travis Scott, qui a fait irruption dans Fortnite pour un bref concert suivi par 12,3 millions de joueurs en ligne…
Stephan Bourdoiseau, président de Wagram Music, sait également tirer profit de ces mutations. Il vient de recruter un ancien dirigeant du pôle entertainment de TF1 ainsi qu'un financier rompu aux fusions-acquisitions car il veut passer de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2020 à 100 millions dans les quatre à cinq ans. « Du temps du disque physique, de 70 à 80 % de la valeur revenait au label. Avec le numérique, les artistes ont commencé à s'autoproduire et à inverser ce rapport en leur faveur, mais ils ont besoin de nous pour développer des contenus », explique-t-il. Ses « Wagram Stories » s'appuient sur ses labels, W Spectacle, Wagram Films, Wagram Livres et Wagram Publishing.
Autant d'exemples qui montrent l'industrialisation grandissante côté musique enregistrée, fragilisant le modèle artisanal des producteurs de spectacle, lesquels n'ont pas grand-chose à gagner de ce virage numérique. « Si nous voulons rediffuser les spectacles que nous créons, ce sont les labels qui perçoivent les droits, quel que soit le support de captation, télé, Web. Il faut comprendre que, d'une manière générale, nous n'avons pas d'actifs, contrairement au disque qui possède des catalogues », pointe Olivier Poubelle, fondateur d'Astérios. Une chaîne comme TF1 l'a compris : actionnaire de la Seine Musicale, elle a racheté le label Play Two, qui produit notamment Gims, bientôt à l'affiche d'un livestream.
Proies faciles
Les producteurs de spectacle sont ainsi des proies faciles. « La crise sanitaire a mis en lumière les faiblesses d'un métier en équilibre précaire ; elle doit être une période propice à une remise à plat des droits, de toute la chaîne de valeur », reconnaît le manager Thierry Saïd. « Je suis confronté à une agressivité commerciale systématique sur mes artistes les plus convoités comme Zaz, et je risque d'en perdre plusieurs », déplore Luc Gaurichon, fondateur de Caramba, qui a pourtant propulsé la chanteuse avec succès à l'export. Cette PME de 35 collaborateurs va réaliser en 2020 seulement 15 % de son chiffre d'affaires 2019 (de 18 millions d'euros). Pour essayer de s'en sortir, il n'a d'autre choix que de s'ouvrir à des genres moins concurrencés : le cirque contemporain, le mime…
Astérios (12 millions de chiffre d'affaires 2019) a beau détenir, lui, un studio d'enregistrement et des salles (Maroquinerie, Bouffes du Nord et bientôt l'Athénée), pour séduire ses poulains, cela reste compliqué : « Que dire à un artiste pour le convaincre de rester ? Qu'il appauvrit son entourage en se privant de différents regards ? Si je perds trois ou quatre artistes, dont Orelsan, je devrai réduire mes effectifs de 21 à 10 personnes donc assécher mes compétences », explique Olivier Poubelle.
Certes, l'hémorragie n'est pas encore visible car ces transferts ne peuvent intervenir que lors du renouvellement des contrats d'album ou des fins de tournée. « Mais la difficulté est déjà réelle pour signer de nouveaux artistes », confie Olivier Poubelle.
« Un jeune artiste a d'abord besoin de faire un disque, avant de donner un petit concert, puis un plus gros. Alors le label tient la locomotive du train, il peut dire : je vous signe mais je veux tout. Si toutes les maisons de disques font du live, quels nouveaux talents signeront demain avec les producteurs de concert ? », confirme Pascal Nègre, ancien PDG d'Universal Music et manager de Zazie, de Marc Lavoine et de Julien Clerc.
De fait, chez Olympia Prod, on ne se cache pas d'avoir signé avec...
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