ENQUÊTE. Fermetures, licenciements, coupes budgétaires… Les institutions confrontent leurs solutions pour éviter le naufrage et penser à l’après-pandémie.
« Durant la fermeture du musée, les objets étaient tristes, ils avaient la gueule de bois ! » Inattendue, mais jolie réflexion d’Hamady Bocoum, archéologue et directeur du Musée des civilisations noires de Dakar (Sénégal). Inattendue, car il s’exprimait au sein d’un symposium (disponible sur YouTube) organisé en ligne du 16 au 18 novembre par le Louvre Abu Dhabi et la New York University Abu Dhabi (Emirats arabes unis), qui réunissait une soixantaine de pairs. Directeurs de grandes institutions, chercheurs, experts planchaient sur l’adaptation nécessaire des musées en temps de pandémie, et réfléchissaient à leur avenir : il y était plus question de fermetures et de licenciements, parfois massifs, que des œuvres malheureuses d’être cachées aux regards.
Même si Mikhaïl Piotrovski, directeur de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (Russie), a tenu à rappeler que les musées, ce sont d’abord des collections (en ajoutant : « C’est ce qui nous différencie de Disneyland ! »), il a surtout été débattu des nouveaux publics, de leurs attentes parfois contradictoires, et de ce que pouvaient apporter les nouvelles technologies, qui, même si la plupart s’accordaient pour affirmer qu’elles ne remplacent pas le contact avec les œuvres, apparaissent à beaucoup comme une solution miracle.
A ceci près qu’on ne sait pas, ou mal, les monétiser, et que la situation financière des musées est catastrophique : d’après Peter Keller, directeur de l’ICOM, le Conseil international des musées – une ONG fondée en 1946 qui regroupe près de 45 000 membres dans 138 pays –, certains ne survivront pas : entre 6 % et 30 %, selon les pays, devront fermer définitivement, la zone la plus touchée étant les Etats-Unis, où la majorité de ces institutions sont sous statut privé. Un tiers des musées, surtout en Asie et en Afrique, s’attendent à perdre la moitié de leurs revenus.
Des œuvres pour payer les factures
C’est ce que confirme Max Hollein, le directeur du Metropolitan Museum of Art (MET), à New York. Il estime ses pertes sur deux ans à 150 millions de dollars (126 millions d’euros). Son institution n’est pas en danger immédiat, elle bénéficie d’un fonds de dotation de 3,4 milliards de dollars, qui génère des revenus annuels d’environ 200 millions de dollars.
Les grands musées d’Etat ne risquent pas non plus la faillite, comme le Louvre – qui perd tout de même 10 millions d’euros par mois de fermeture – ou le Reina Sofia, à Madrid, dont le directeur évoque, pour sa part, un budget amputé de 40 % (ses ressources propres désormais taries) et parle de « catastrophe ». Mais ce ne sera pas le cas de tout le monde, au point que des musées, notamment américains, ont commencé à vendre des œuvres de leurs collections pour payer les factures.
En prévision d’années de vaches maigres, tout le monde réduit la voilure : le personnel est mis en congé ou licencié dans les pays où la pratique est possible (les salaires représentent, dit Max Hollein, 70 % des dépenses du MET), les grandes expositions, dont le public est friand mais qui coûtent cher, sont reprogrammées ou annulées.
Ces « blockbusters » – dont Chris Dercon, président de la RMN-Grand Palais, rappelle que le terme est né pendant la seconde guerre mondiale (l’armée de l’air britannique désignait ainsi une bombe assez puissante pour raser un pâté de maisons) – ne semblent guère pertinents aujourd’hui, au moins tant que le public international (70 % à 90 % des visiteurs des grands musées en temps normal) ne pourra pas voyager.
L’occasion est donc de se recentrer sur les collections, ou de tenter des expositions plus « modestes » et « locales », ce qui entraîne un avertissement de l’économiste Françoise Benhamou : celui de veiller à ce que « plus local ne signifie pas moins de qualité ». Ce peut être aussi le moment de réinventer le métier, pense Sophie Makariou, la présidente du Musée Guimet à Paris.
Mais surtout d’imaginer de nouvelles sources de financement. Si tous ont Internet en tête, peu nombreux sont ceux à avoir une idée sur la manière de le rendre rentable : les expériences présentées sont, pour la plupart, financées par les institutions à fonds perdus. C’est le cas de la plus brillante et la plus aboutie, selon nous, le site du Rijksmuseum d’Amsterdam, qui, depuis plusieurs années, fait preuve d’une inventivité revigorante en la matière. Peter Keller a bien suggéré de suivre l’exemple de la presse, qui a su se réinventer en ligne, mais a été aimablement recadré par une intervenante, journaliste, laquelle a rappelé que cela s’était accompagné de ce qu’elle a qualifié de « beaucoup de funérailles »…
Pistes iconoclastes
Le modèle traditionnel des ressources propres repose sur la vente de tickets et la librairie, les sponsors, les événements (c’est-à-dire, essentiellement, la location d’espaces). Le visiteur virtuel ne paye pas son entrée, ne consomme pas au café du musée, n’achète pas, ou pas encore, le catalogue en ligne. L’entrepreneur et mécène Frédéric Jousset est l’un des rares à avoir proposé plusieurs pistes, certaines iconoclastes, citant le cas du MoMA de New York qui dispense des cours d’histoire de l’art en ligne : ils sont gratuits, mais on doit payer si on veut faire valider le diplôme.
Il pense que les musées sont aussi des marques, qu’elles peuvent être valorisées (à quoi l’économiste Françoise Benhamou rétorque que cela n’est vrai que pour les plus grands d’entre eux), ou qu’ils peuvent développer des produits dérivés comme sait le faire le cinéma. Ils disposent d’un savoir-faire qui peut leur permettre de pratiquer le « consulting », soit, grosso modo, ce que le Louvre a déjà mis en œuvre à Abu Dhabi.
Plus problématique est sa proposition, pour l’après-confinement, de...
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