À partir du samedi 17 octobre, la vie sociale nocturne s’arrêtera entre 21 heures et 6 heures à Paris, en Île-de-France et dans les métropoles d’Aix-Marseille, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Rouen, Saint-Étienne et Toulouse, pendant au moins quatre semaines. Un nouveau coup dur pour des salles de spectacle qui souffrent depuis six mois, mais qui refusent de baisser les bras et s’organisent déjà pour accueillir les publics.
« Épouvantable, maladroit, désespérant... » À l’écoute des mesures annoncées par Emmanuel Macron, l’accablement l’emportait. Et l’incompréhension. Depuis leur réouverture en septembre, après six mois de jachère, les salles de théâtre, de danse, d’opéra avaient joué le jeu de la distanciation, respectant les gestes barrières et limitant de 30 à 50 % leur possibilité d’accueil. « Pourquoi bombarder des lieux où l’ennemi est absent ? » s’interroge Jean-Michel Ribes, le patron du Théâtre du Rond-Point (Paris 8e). La ministre de la Culture s’en était elle-même réjouie : au théâtre, il n’y avait pas de clusters. Une exemplarité qui n’aura pas suffi à échapper aux restrictions. La maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a rendez-vous avec Roselyne Bachelot demain, vendredi 16 octobre, s’apprête d’ailleurs à demander une dérogation pour les salles de spectacle et les cinémas, ce qui est déjà en discussion rue de Valois.
Une fois passé le choc, il faut donc, à nouveau, s’organiser et s’adapter. Reprogrammer ce qui peut l’être, comme l’a, avec un brin de désinvolture, suggéré le président de la République. Car la recette est plus facile à expliquer qu’à faire, même si les directeurs commencent à être rompus à l’improvisation. Au Théâtre de la Porte Saint-Martin (10e), Jean-Robert Charrier a tourné le problème en tous sens avant de trancher dans le vif. S’il peut aisément faire glisser de 20 heures à 19 heures le spectacle court de Camille Chamoux (Le Temps de vivre), il ne peut pas procéder de même avec Avant la retraite (texte de Thomas Bernhard) dont la durée est de deux heures. Il ne le maintient donc que les vendredi (18 heures), samedi (17 heures) et dimanche (16 heures). Et il ne sera sûrement pas le seul à amputer le nombre de ses soirées. Le décompte des spectacles sacrifiés (parce qu’il est impossible de les remonter plus tôt en journée ou de les reporter vers des mois ultérieurs) ne fait que démarrer.
“Le couvre-feu à 21 heures, c’est une punition”
Le puzzle horaire auquel se livrent, depuis mercredi soir, les artistes et les programmateurs, découle, en partie, de la durée des représentations. Pour les théâtres parisiens, les solutions existent. La proximité du public peut être un passeport vers le maintien des spectacles. C’est moins le cas des salles en banlieue, soumises aux durées incompressibles du transport. D’où la tristesse d’Hortense Archambault, directrice de la MC93 de Bobigny, qui constate, dépitée, le contraste implacable entre les restrictions et « le besoin manifeste qu’avaient les gens de se retrouver dans les salles ».
La mise sous cloche de la vie sociale des Français n’est pas un non-sujet. « Un couvre-feu qui aurait démarré à 22 heures aurait été plus judicieux, souligne Frédéric Biessy, patron de la Scala. 21 heures, c’est une punition. Ça veut dire que la soirée n’existe pas, ce qui est désastreux sur le plan moral. » Il n’a pas tort. Comment vont se comporter les spectateurs ? Vont-ils accepter sans broncher qu’une soirée de plaisir et de convivialité se transforme en course contre la montre ? Juste après l’interview d’Emmanuel Macron, Jean-Christophe Meurisse annonçait sur les réseaux sociaux le maintien de La Peste c’est Camus, mais la grippe est-ce Pagnol ?, sa création aux Bouffes du Nord (Paris 10e) dont la première, le vendredi 16 octobre, est d’ores et déjà avancée à 19 heures. La vitesse de sa réaction parle d’elle-même : pour que le public ne lâche pas, il ne faut surtout pas le lâcher. « C’est lorsque les choses reviendront à la normale que nous déterminerons l’ampleur des dégâts » pronostique Marc Lesage, du Théâtre de l’Atelier (Paris 18e), bien conscient que « les gens finissent par se dire qu’on peut vivre sans le théâtre ».
Ne pas subir et agir
Si le public militant est fidèle, le spectateur qui n’a pas l’habitude de venir et qui est toujours à conquérir s’éloigne de plus en plus. Ce risque d’une coupure mortifère, personne ne veut le prendre. Emmanuel Demarcy-Mota, moins que quiconque, qui reprogramme (jusqu’au 1er décembre) à 18h et à 18h30 les dix-huit spectacles du Théâtre de la Ville (Paris 4e) ainsi que les vingt-cinq représentations du Festival d’Automne dont il est aussi le directeur : « C’est à nous de trouver les solutions d’accès pour toutes les populations, quels que soient l’âge, le milieu social, l’ancrage territorial. Les théâtres doivent être solidaires les uns des autres. » Le patron à la double casquette, qui négocie avec les syndicats le réaménagement des horaires de travail, espère obtenir de la ministre de la Culture des dérogations pour les spectacles de plus de deux heures trente. Ne pas subir mais agir, tel est le credo. La nécessité d’être ouvert et la volonté de jouer sont telles qu’à Aubervilliers (93) Bartabas donnera les samedi et dimanche à 10 heures du matin son spectacle Entretiens silencieux, qui devait démarrer dans la soirée du 3 novembre. « Ce sera ainsi le temps que durera le couvre-feu », précise-t-il. Un coup de pied dans les usages qui n’est pas pour déplaire à l’artiste. Depuis longtemps, il rêvait de ne se produire qu’au petit matin.
En région, le réseau des lieux subventionnés accuse le coup mais semble – fort de ses subsides publics – bien décidés à remonter en selle. Car le public, à Lyon comme à Lille, Rouen, Grenoble ou Saint-Etienne, a, dès le mois de septembre, rempli les salle au maximum des jauges-COVID. Avec à la clé, une réorganisation à mettre en place à partir du week-end prochain, qui ne se pense pas sans colère, parfois, comme chez Christophe Rauck – à la tête du centre dramatique national (CDN) de Lille avant de prendre la direction de celui de Nanterre en janvier : « Pourquoi ne pas carrément nous interdire de travailler ? Les théâtres n’étant pas des foyers de contamination, cet horaire-couperet révèle une non-considération de notre participation à la vie économique, de notre apport au divertissement de l’esprit et à la convivialité ! » Mais le directeur, fâché, s’adapte : « Pas question de fermer le Théâtre du Nord ! En fonction de la durée des deux spectacles prévus à cette période (Harlem Quartett mis en scène par Elise Vigier et Falaise de la compagnie Baro d’Evel), on va commencer à 18h ou 19h et tenir, du mardi au dimanche... ».
David Bobée, directeur du CDN de Rouen, qui vient lui-même de renoncer en septembre à sa mise en scène du Tannhäuser de Wagner à l’Opéra de Rouen, car certains interprètes de l’immense distribution internationale ont été contaminés par le virus, en convient : « Notre offre culturelle risque d’être ainsi moins accessible et moins désirable. Mais on va se plier à cette nouvelle règle. La décision a été prise en conscience et moi je ne suis ni virologue ni élu politique... Le CDN de Rouen a déjà vu 90 dates de tournée annulées depuis mars, mais je ne cède pas au désespoir. On va jouer et ouvrir notre théâtre à partir de 18h30 ».
A La Comédie de Saint-Etienne et à l’École supérieure d'art dramatique de Saint-Etienne, surtout, qui y est associée, les murs viennent de trembler : les deux promotions sortent d’une mise à l’isolement d’une semaine, après deux cas de Covid déclarés en plus de cas contacts. Mais Arnaud Meunier, directeur de l’institution jusqu’en décembre, avant de partir pour la Maison de la Culture de Grenoble, a répondu tout de suite par l’affirmative à ces jeunes acteurs inquiets à l’idée de ne pas pouvoir jouer leur spectacle de promo, comme aux interprètes des trois autres œuvres prévues jusque fin décembre (son Candide ainsi que les mises en scène d’Eva Doumbia ou de Johan Bourgeois). « Je suis pragmatique et je comprends qu’il faille ralentir ce virus qui galope à Saint-Etienne plus vite qu’ailleurs après que 150 étudiants de l’école de commerce y ont fait une fête dans un espace réduit. Bien sûr qu’on joue plus tôt ! On maintient notre offre car le public – les jeunes comme les vieux –, a faim. Si les choses devaient durer, je table sur une “hollandisation” des modes de vie : la France va travailler plus tôt, finir plus tôt, dîner plus tôt… et sortir plus tôt. »
“Si avancer les horaires des représentations fait reculer la fréquentation hospitalière, je l’accepte car l’enjeu est grave”
Jean-Paul Angot, qui va justement quitter la direction de la Maison de la Culture de Grenoble, ne veut pas non plus polémiquer sur l’heure du couvre-feu : « On va commencer plus tôt et se montrer responsable pour continuer de convaincre le public des bienfait du théâtre, qui est bon pour la démocratie ! » A Montpellier, Jean-Paul Montanari, le directeur de Montpellier Danse qui avait réussi à disséminer, au fil de l’automne dans les salles de la ville, la quarantième édition de son festival annulée au printemps dernier, gère les choses avec...
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