Dans ce deuxième volet de notre enquête, deux jeunes femmes, qui portent l’affaire devant les prud’hommes de Nantes, témoignent du climat de sexisme et de violence au sein de l’équipe du festival dont la 17e édition se déroule jusqu’à dimanche 30 juin.
Quel étudiant en événementiel culturel ne rêve pas de décrocher un stage dans l’un des plus gros festivals de musique de France ? Le Hellfest, dont la 17e édition clôturera ses portes ce dimanche, tient désormais de l’institution. Autrefois transgressif, le désormais Disneyland du metal fait aussi face à de graves critiques sur sa gestion des violences sexistes et sexuelles. Dans notre enquête publiée ce vendredi 28 juin, de multiples témoignages, victimes comme témoins, estiment que le dispositif mis en avant n’est qu’une façade, et racontent une prise en charge très light des victimes, malgré la com «heavy» du festival sur le sujet.
Reste que pour peu qu’on aime le metal sous toutes ses formes, l’opportunité semble en or. Camille (1) est ainsi ravie de rejoindre la structure en février 2017. Sa mission : gérer les événements pour la communauté du fan-club de l’événement, le Hellfest Cult. Son tuteur : «Un mec de 40 ans qui aime dire qu’il vit comme s’il en avait 18» à des étudiantes qui ont la moitié de son âge. A son arrivée, on la prévient : avec lui, les prochains mois seront particulièrement festifs. D’abord enjouée, elle se souvient très bien de la première sortie de route de son maître de stage : «T’es mignonne, m’a-t-il balancé, t’es sympa, t’as des grosses loches, attention à comment tu te comportes, ils vont tous vouloir te violer.»
Le même jour, il l’humilie en public sur sa tenue. «Il m’a lâché que je lui faisais honte, que j’allais “faire bander personne comme ça”.» Les semaines qui suivent sont pleines d’injonctions contradictoires : «Il disait frontalement prendre des jeunes filles en stage pour se valoriser, qu’il fallait qu’on soit belle, que je devais me maquiller. Mais du rouge à lèvres et j’étais une aguicheuse. Il fallait que je sois sympa, mais alors je draguais tout le monde.» Delphine (1), la stagiaire recrutée au même poste l’année suivante, se souvient de ce «chaud-froid permanent», où les remarques déplacées sur son physique et celui d’autres filles sont faites sur le ton de l’humour, dans le cadre d’une relation professionnelle où l’on se tutoie, où on se voit le soir et les week-ends, où les limites sont brouillées. Les missions sont intéressantes, l’environnement de travail, malsain.
Drogues omniprésentes et en libre-service
Les deux jeunes femmes décrivent un climat de sexisme et d’hypersexualisation décuplé comparé à leurs autres expériences dans le monde de la culture. En particulier lors de la tournée Warm-up du Hellfest, une série de concerts en France pendant deux mois en amont du festival officiel à Clisson, en Loire-Atlantique. «On est embarquées dans une succession de fêtes où le mot d’ordre est vraiment “sexe, alcool, drogues et rock’n’roll”», raconte Delphine. Elle arrête vite de faire le compte des dérapages. Comme cette fois où un tourneur et ami de la direction du Hellfest a sorti son pénis à un mètre de son visage, «pour me montrer son piercing, alors que je n’avais rien demandé». Même quand les actes ne sont pas répréhensibles, l’ambiance se révèle des plus lourdes dans ces soirées où, par exemple, quand Camille était rousse, lui demander si elle «puait de la chatte» provoquait l’ire générale d’une assemblée majoritairement masculine.
«J’avais 25 ans, ma stratégie de survie à ce moment-là a été de rentrer dans leur jeu», explique Camille, désormais trentenaire. Pour s’intégrer, elle boit à outrance, tape dans les drogues omniprésentes et en libre-service, surtout la cocaïne, et normalise l’objectivation permanente des femmes. «Il y a une pression, pas menaçante, plutôt comme une petite musique insidieuse, façon “On a une réputation à tenir, il faut se déglinguer la gueule et montrer ses seins”». Lever son tee-shirt en soirée, au bar pour avoir des bières. Cela vire au rituel. Son tuteur l’appelle «ma sexy assistante» ou «la pute du tour bus». Les bons jours. Parfois, le ton se durcit, jusqu’à l’agression verbale. Le 18 juin 2017, vers 4 heures du matin, sous l’emprise de substances, il fulmine car elle fait évacuer un espace de concert comme le prévoient les consignes de sécurité. Il lui hurle dessus, l’insulte, poing levé. «J’ai eu tellement peur, je me suis effondrée, j’ai tout lâché le lendemain, j’étais à bout de forces, explique-t-elle. J’ai réalisé que j’avais perdu 10 kilos en quatre mois. Je faisais des malaises à répétition que je mettais sur le compte de la fatigue, qui se sont avérés être dus au stress.»
«Me faire passer pour une salope, alcoolique et droguée»
La direction, même informée de ses écarts, n’a pas renvoyé le manager. Il lui aurait juste imposé des stagiaires masculins à l’avenir. «Si nous reconnaissons que la personne de notre équipe mise en cause par ces deux stagiaires n’a pas adopté le bon comportement (il ne fait d’ailleurs plus partie de notre organisation désormais), nous ne pouvons laisser dire qu’il existe un climat sexiste dans notre organisation», nous rétorque la direction du festival. Ce n’est pas l’avis de plusieurs femmes, bénévoles ou salariées, qui témoignent dans le premier volet de notre enquête.
Juste avant la prescription des faits, en juin 2022, elle a saisi les prud’hommes pour la requalification de sa convention en contrat de travail, pour harcèlement moral, harcèlement sexuel et agissements sexistes. «Lors du procès, ils m’ont fait culpabiliser d’un comportement qu’ils m’ont incitée à avoir. Oui, je montrais mes seins, mais je ne fais ça dans aucun autre cadre professionnel !» s’insurge Camille, qui résume leur défense «à me faire passer pour une salope, alcoolique et droguée». Amère ironie puisque Delphine s’est, elle, vu reprocher son côté prude à plusieurs reprises. L’étudiante, 23 ans à l’époque, refuse de consommer de l’alcool et de la drogue comme d’autres membres de la team. «On me répétait que ma prédécesseuse était plus marrante», explique-t-elle. Son tuteur lui envoie d’ailleurs un jour, sans contexte, une photo de Camille et de trois copines dévoilant leur poitrine dans le tour bus. Ou sans prévenir, le cliché d’un rail de coke sur la fesse droite d’une femme en string.
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