Exclusif | La première étude officielle sur les pratiques culturelles des Français pendant le premier confinement révèle une réduction des écarts sociaux et générationnels et l’exploration de nouveaux usages numériques par les seniors et les classes populaires. Analyse avec sa coauteure, Anne Jonchery.
France Culture vous révèle en exclusivité les principaux enseignements et analyses de Pratiques culturelles en temps de confinement, une étude officielle publiée par le DEPS, Département des études de la prospective et des statistiques du ministère de la culture.
Il s’agit de la toute première étude sur les Français âgés de 15 ans et plus, interrogés par le Crédoc, du 20 avril au 4 mai dernier. Une vague exceptionnelle de l’enquête Conditions de vie et aspirations, effectuée régulièrement chaque année depuis 1978, a été menée dans ce contexte de crise sans précédent.
Les résultats, comparés à ceux de l’enquête Pratiques culturelles réalisée en 2018, permettent de mesurer les écarts sur les pratiques en amateur, les consommations culturelles ou encore la consultation de ressources numériques et des réseaux sociaux.
Pendant le premier confinement de près de deux mois, du 17 mars au 11 mai 2020, où l’organisation du temps, le mode de travail et la scolarité ont été complètement bouleversés et alors que l’accès à la culture de sortie et à de nombreux biens culturels physiques était impossible, le DEPS relève :
Une intensification des pratiques en amateur - musique, danse, dessin, peinture, sculpture, montage audio ou vidéo, activité scientifique ou technique - et une forte consommation de contenus culturels sur écran - vidéos en ligne et jeux vidéo - accompagnée d’un boom de l’utilisation des réseaux sociaux, tandis que l’écoute de musique et la lecture de livre ont chuté.
Et alors que le confinement printanier a contribué au creusement des inégalités sociales et économiques dans de nombreux domaines, les pratiques culturelles apparaissent moins clivées, au plan social et au plan générationnel.
Les seniors et les classes populaires ont même exploré de nouveaux usages culturels.
Les personnes âgées de 60 ans et plus sont celles qui ont le plus augmenté leur consommation de vidéos en ligne ainsi que leur utilisation des réseaux sociaux. Et avec les classes populaires, elles sont aussi celles à avoir le plus développé la consultation de ressources culturelles numériques : visite virtuelle d’une exposition ou d’un musée, visionnage d’un concert, d’un spectacle de théâtre ou de danse.
Une pérennisation possible dans ces nouveaux usages, pour les seniors notamment, est évoquée par Anne Jonchery, chargée d’étude au DEPS qui a co-écrit avec Philippe Lombardo, la publication Pratiques culturelles en temps de confinement.
Comment avez-vous construit l’étude Pratiques culturelles en temps de confinement et quels en sont les principaux enseignements ?
Nous nous sommes interrogés sur la manière dont le confinement, en centrant l’espace-temps au domicile, avait redistribué le rapport au temps et notamment au temps de loisirs et avait eu des effets sur les pratiques culturelles des individus. Sachant qu’il pouvait y avoir plus de temps libre, selon les modalités de travail, mais que ce temps libre était contraint par l’espace domestique, par le domicile, dans un contexte de suppression de la culture de sortie et d’un accès plus difficile à un certain nombre de biens culturels. Et sachant aussi parallèlement que la culture d’écran, les équipements numériques étaient beaucoup moins affectés par la crise sanitaire.
Nous nous sommes interrogés sur ce qui pouvait se passer en termes de consommation culturelle pendant cette période pour les Français, sur leurs pratiques artistiques et culturelles en amateur, mais aussi sur l’utilisation des réseaux sociaux ou encore sur la consultation de ressources culturelles numériques.
Un des grands résultats pour nous, c’est d’observer une structure des publics un peu moins clivée d’un point de vue social et générationnel, par rapport à l’enquête Pratiques culturelles réalisée en 2018.
Nous avons constaté, à l’échelle des pratiques en amateur notamment, un rajeunissement, une hausse importante chez les 15-24 ans, mais aussi une progression chez les ouvriers et les non-diplômés, entraînant une réduction des écarts entre les groupes sociaux, réduction renforcée par une baisse notable du côté des cadres et des professions intermédiaires.
Les personnes en télétravail et celles dont l’activité professionnelle a été interrompue, c’est le cas notamment des ouvriers, affichent les taux de pratiques les plus élevés, respectivement 48% et 51% d’entre elles. Nous voyons donc là un effet du confinement et du temps qui s’est trouvé libéré pour une partie de la population.
Un écart s’est toutefois creusé avec les plus âgés, 71% des 15-24 ans, soit 14 points de plus qu’en 2018, ayant pratiqué pendant le confinement au moins une activité culturelle en amateur : danse, musique ou chant, dessin, peinture, montage audio ou vidéo, activité scientifique ou technique. Alors que la catégorie des 60 ans et plus affiche, elle, un taux stable d’environ 35%.
La musique et la danse, particulièrement investies par les jeunes et les classes populaires, ont été certainement stimulées par la diffusion en ligne de productions collectives réalisées à distance par des professionnels ou des amateurs, et par des prestations depuis les fenêtres ou les balcons pour le voisinage, et relayées aussi sur les réseaux sociaux. C’était un moyen de créer du lien social à un moment où celui-ci était justement fragilisé. Et pour la pratique de la danse, la hausse chez les familles monoparentales de 9 points et les couples avec enfants de 10 points, est sans doute liée au besoin d’exercice physique des enfants particulièrement affecté par les contraintes du confinement.
Et si chacune des pratiques en amateur (voir détails selon l'âge dans les graphiques ci-dessus) augmente de 5 à 6 points, voire 10 points pour les activités scientifique ou technique, comme l’astronomie et les recherches historiques, ces résultats reflètent moins un accroissement des publics qu’une intensification des pratiques. Pour la population qui a exercé au moins une pratique culturelle en amateur, nous avons un taux quasi inchangé par rapport à 2018, 44 contre 43%. En fait, les personnes identifiées en 2020 ont réalisé plus de pratiques en amateur qu’il y a deux ans. En confinement, les pratiquants avaient en moyenne 2,5 activités, contre 1,8 en 2018. Cette intensification s’est doublée d’un changement de profil, avec davantage de jeunes et de classes populaires.
Comment expliquez-vous cette réduction des écarts sociaux et générationnels, alors que les inégalités sociales et économiques se sont dans le même temps renforcées dans de nombreux domaines ?
Il y a, peut-être, une forme d’uniformisation apparente, dans les effets du confinement, en notant bien aussi que nous n’avons pas de détails sur les contenus qui ont été consommés.
Les modes de travail et la sociabilité dans ce contexte de crise ont pu jouer sur ce qui s’est déroulé.
Les personnes appartenant aux classes populaires ont pu avoir un temps libre un peu plus important, notamment avec l’interruption du travail, le chômage partiel ou technique, pour un certain nombre d’entre elles. Ce qui fait qu’elles ont pu investir certaines pratiques, tandis que du côté des cadres, des professions intellectuelles supérieures et même des professions intermédiaires et des plus diplômés, le télétravail à l’inverse a pu être du surtravail et du coup, nous voyons que ces catégories-là ont moins développé de pratiques culturelles pendant le confinement.
Pour la lecture de livres, par exemple, il y a un fléchissement léger pour les catégories populaires et une chute importante pour les classes supérieures. Le télétravail a pu aussi contribuer à la baisse de leur consommation culturelle d’écran, du fait d’avoir été pour elles justement devant un écran, beaucoup trop, toute la journée.
Derrière cette uniformisation apparente, il y a à la fois des pratiques qui se sont développées chez les plus âgés, au sein des classes les plus populaires et chez les jeunes aussi pour ce qui concerne les pratiques en amateur, et un certain retrait des classes qui d’habitude ont le plus de pratiques culturelles, parce que pendant le confinement, celles-ci étaient finalement moins disponibles.
Face au poids des déterminants sociodémographiques, votre enquête met aussi en évidence l’impact des conditions de confinement sur les comportements culturels. Quelles différenciations avez-vous donc identifiées, selon les types de logements et la composition des familles ?
Comme le montre également une autre enquête du DEPS sur les loisirs des enfants en situation de confinement, le logement est un élément extrêmement important, selon qu’il permet ou non de bénéficier d’un accès à l’extérieur, selon sa taille, suivant le lieu ou l’unité urbaine de résidence. Le fait de disposer d’un balcon, d’une cour ou d’une terrasse a pu être un facteur influent sur les pratiques culturelles en amateur et notamment les pratiques scientifiques, comme l’observation des étoiles.
Et malgré la réduction des écarts, pendant le confinement, nos analyses "toutes choses égales par ailleurs", concernant le poids des différents déterminants sur la réalisation des pratiques culturelles confirment qu’en 2020 les déterminants sociaux, comme le niveau de diplôme, influent grandement sur les pratiques.
Du côté des familles, si on se penche sur la sociabilité des pratiques dans les conditions de confinement, avoir des enfants à charge a pu jouer également grandement. Alors qu’on pouvait penser que s’occuper d’enfants au moins quatre heures par jour aurait des incidences négatives sur les pratiques, nous avons été beaucoup étonnés par les résultats. Ce type de situation a au contraire stimulé les pratiques et en particulier les pratiques collectives, les pratiques en amateur - danse, dessin, peinture, sculpture - et surtout les consommations culturelles : regarder des films ou séries, jouer à des jeux vidéo ou à des jeux de société.
On peut noter, en l’occurrence, que c'est plutôt au sein des bas revenus, que les pratiques amateurs collectives se sont développées.
Et nous pouvons nous interroger sur le ressenti des familles, si elles n’ont pas vécu néanmoins certaines de ces pratiques sous forte contrainte.
Dans quelle autre mesure, les cartes ont-elles été rebattues du point de vue social et générationnel ? Le confinement aurait-il suscité de nouveaux usages culturels ?
En termes de consommation culturelle, le besoin de communication, d’évasion ou de divertissement, a conduit à une extension de la culture d’écran, avec des populations plus âgées et plus populaires qui ont développé ou diversifié des usages qu’elles n’avaient pas précédemment.
Et sur le besoin de communication en particulier, ces populations les plus éloignées d’habitude des réseaux sociaux, les 60 ans et plus, les ouvriers, les non diplômés les ont fortement investis. Et en lien avec cet usage des réseaux sociaux favorisant le partage, nous constatons également une importante augmentation de leur visionnage de vidéos en ligne, augmentation de 30 points pour les seniors, de 23 points pour les ouvriers et de 25 points pour les non diplômés.
Les réseaux sociaux ont été consultés par 79% de la population pendant le premier confinement contre 54% en 2018. Et alors qu’en 2018, les 15-24 ans consultaient près de sept fois plus les réseaux sociaux quotidiennement que les 60 ans et plus, le ratio n’est plus que de 1,7 deux ans plus tard, avec pour les seniors un taux qui est passée de 12 à 43%. C’est effectivement énorme ! Cette utilisation massive des réseaux sociaux est liée à la réduction des contacts et des échanges physiques.
Le confinement en tant que tel, a donc pu rebattre les cartes et rebattre les besoins rencontrés par les différentes populations. Les contraintes ont incité les individus à se tourner vers des outils numériques, pour maintenir des relations interpersonnelles.
Les 60 ans et plus en 2018 étaient 17% à jouer aux jeux vidéo, ils sont 34% en 2020, soit le double ! Le confinement a contribué à renforcer l’essor du jeu vidéo. On peut noter aussi une augmentation très importante chez les femmes, les non diplômés et les ouvriers. Le jeu vidéo a bénéficié d’un changement de regard, beaucoup plus positif. L'OMS s’est même associée à la campagne Play Apart Together, en préconisant même sa pratique en ligne pour faciliter la distanciation sociale et encourager dans le même temps une sociabilité numérique, la pratique du jeu vidéo participant à rompre l’isolement.
Le besoin de sociabilité, contraint par le confinement, a ainsi modifié les comportements des populations les moins technophiles, les plus âgées en particulier, et favorisé une appropriation inédite de ces outils.
La catégorie des seniors est aussi celle à avoir le plus développé, avec une augmentation de 12 points, la consultation de ressources culturelles numériques : visite virtuelle d’une exposition ou d’un musée, visionnage d’un concert, d’un spectacle de théâtre ou de danse.
L’offre en ligne ayant été démultiplié par de nombreux établissements culturels, que ce soit sur leur site internet, sur les réseaux sociaux ou via des sites agrégeant les propositions comme Culture chez nous.
Et puisque les 60 ans et plus ne sont pas les plus pratiquants des sorties dans ce type de lieux, nous pouvons donc penser qu’il ne s’agit pas d’un report d’une fréquentation physique vers une fréquentation en ligne, mais d’une exploration de nouveaux usages culturels d’internet, qui a donc été favorisée par le confinement.
Les catégories plus populaires et les non-diplômés affichent également une assez forte hausse pour ces visites virtuelles, qui peut être expliquée par le contexte scolaire. Les enseignants, pendant le confinement, ont demandé en effet à leurs élèves de faire des recherches sur internet, de se rendre sur ce type de sites pour des visées éducatives.
Les ouvriers, les plus nombreux à avoir subi une interruption de travail, ont disposé d’un temps libre qui a pu être exploité pour développer de nouvelles pratiques, comme la...
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