Se présentant comme l’antimodèle du dispositif, la préfecture du Cher, 64 000 habitants, a raflé la mise en décembre 2023. Promesse d’une aube dans la « diagonale du vide ».
Yann Galut a le sourire espiègle de celui qui a réussi son coup et qui n’y croyait pas. « Enfin, je pensais tout de même qu’on avait une carte à jouer. Un trou de souris… » Polo noir, costume sombre, cocarde tricolore à la boutonnière, le maire (divers gauche) de Bourges peut pavoiser. Le 13 décembre 2023, il a obtenu ce sur quoi personne n’aurait misé un kopeck : faire de sa ville – après Paris en 1989, Avignon en 2000, Lille en 2004 et Marseille en 2013 – la prochaine Capitale européenne de la culture de la France, en 2028.
Bourges, 64 000 habitants, industrie de la défense en berne, sans nœud ferroviaire et routier, préfecture de pas grand-chose, au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler la « diagonale du vide » qui, de la Meuse aux Landes, semble regrouper les territoires les moins peuplés, et de fait les plus déshérités, de l’Hexagone. « Ils n’ont pas voulu le train, l’université, les usines…, fustige, sévère, le président d’une association locale. Ville conservatrice, bourgeoisie militaire, cultivant l’entre-soi, Bourges, qui était la principale ville du Centre-Loire au début du siècle dernier, a tout vu partir sur Tours et Orléans… » De la capitale historique du Berry, qui brillait de mille feux jusqu’au XVe siècle, recueillant à l’ombre de sa cathédrale les princes en exil et les érudits de tout poil dans une des plus grandes universités du royaume, il ne reste que la beauté de ses rues humides sous un ciel d’hiver.
Enfant du pays, 57 ans, ancien avocat, militant de SOS-Racisme puis député socialiste, Yann Galut reçoit dans son bureau de maire. Derrière lui, le buste d’une Marianne noire au poing levé, acheté dans une galerie de la ville à l’été 2023 : « Si je voulais remettre Bourges sur la carte de France, affirme-t-il, la seule possibilité était de faire le pari de la culture. »
« Le lieu de l’émergence »
Septembre 2017. Vice-président à la culture au conseil départemental – il vient de perdre son mandat de député –, Yann Galut est invité à déjeuner dans un restaurant italien du centre-ville par le président et le directeur de l’historique Maison de la culture de Bourges, la première à avoir été inaugurée par André Malraux, en 1963. Celle-ci nécessitait de nouveaux locaux. Après six ans de controverses et de retards, les travaux démarrent enfin. Il faut profiter de l’élan, plaident-ils : « Avez-vous entendu parler de la Capitale européenne de la culture ? » A la mairie, on n’a pas compris cette étonnante question. Yann Galut, si… Et quand, deux ans plus tard, il part à l’assaut de l’hôtel de ville, il la place au cœur sa campagne. Et gagne.
Pour autant, s’il en voit l’intérêt – souder les énergies autour d’une « dynamique » –, le nouveau maire ne se fait guère d’illusions. La Capitale européenne de la culture passe chaque année d’un pays à l’autre selon un roulement préétabli (plusieurs pays sont désignés simultanément – cette année la Macédoine, avec Skopje, et la République tchèque, avec Ceske Budejovice), et un jury international est chargé de choisir au sein du pays la candidature qui lui semble la plus satisfaisante. Pour 2028, outre Bourges, huit villes françaises étaient candidates : Montpellier, Rouen, Nice, Bastia, Saint-Denis, Reims, Clermont-Ferrand et Amiens. « On était le Petit Poucet », s’amuse le maire. D’autant qu’il part un peu tard dans la course.
Bourges, certes, ne manque pas d’atouts. A commencer par la Maison de la culture et sa salle de théâtre flambant neuve digne des grands théâtres nationaux. C’est encore ici qu’est née, il y a quarante ans, sous la houlette du charismatique Erik Noulette, L’Antre-Peaux, première de ces « friches » culturelles qui font désormais florès un peu partout à la faveur de la désindustrialisation. Dans une ancienne usine de construction, d’un côté une salle de concerts de 400 places, le Nadir, de l’autre un espace d’exposition, le Transpalette, qui ces jours-ci consacre une exposition collective, « Salut à toi ! », en référence à la chanson antiraciste des Bérurier noir, groupe punk mythique des années 1980, qui a donné ici un de ses premiers concerts. « Intersectionnalité des pratiques, des identités, des combats… », résume Diane Pigeau, qui en a repris la direction artistique. « La friche a une grosse identité queer. Et c’est le lieu de l’émergence », embraye Fiona Guerra, qui la dirige. Elles portent toutes les deux un gros pull en laine. La première arrive d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), l’autre de Guyane. Bourges a l’odeur de l’hiver à la campagne : bois qui brûle dans les cheminées, buée sur les pare-brise, mousse sur les toits de tuile et de fibrociment.
« Un nouveau point de départ »
Quand, en 1977, le producteur de spectacles Daniel Colling se met en tête de créer un festival de musique, le chanteur Alain Meilland, chargé de la chanson à la Maison de la culture, lui ouvre les portes. Ainsi naît le Printemps de Bourges. Le troisième pilier de la culture en est sans doute le plus prestigieux. Si le festival est indépendant (il est propriété de Morgane Production, producteur audiovisuel qui organise aussi Les Francofolies de La Rochelle), il est devenu l’étendard qui, pour le commun des artistes, place Bourges sur la carte de France, provoquant chaque mois d’avril – premier rendez-vous musical de l’année – , la migration de quelque 5 000 professionnels de la musique, venus découvrir les artistes émergents, et rassemble une semaine durant dans ses concerts payants 80 000 spectateurs, transformant bars et cours en guinguettes. Le Breton Boris Vedel dirige le festival depuis neuf ans. « C’est rare, dit-il, de voir une ville s’ouvrir un destin. Pour nous, la capitale est un nouveau point de départ. Jusqu’ici, chacun avait sa chambre. Pour la première fois, on s’est retrouvés tous ensemble dans la salle à idées. »
Reste qu’il n’est pas évident de convaincre des promesses de l’aube une ville qui s’est longtemps autodépréciée. Rue d’Auron, à L’Antidote, café associatif et militant, le off du « off », Franck, chauffeur de poids lourd et militant libertaire, grommelle, accoudé au comptoir : « Moi, ça ne me fait pas rêver. Déjà, j’ai peur que ça ne soit pas à la portée de toutes les bourses. Globalement, à Bourges, la culture reste très élitiste… »
« Jusqu’au bout, seule une poignée de personnes a voulu y croire, la plupart se l’interdisaient, convient le patron du Printemps de Bourges. Même moi, j’avais beau être persuadé qu’on avait le meilleur dossier, d’un alignement des planètes, je me revois au moment de prendre le train pour venir au jury me disant : “Ce n’est pas possible. A la fin, comme au foot, c’est l’Allemagne qui gagne.” »
Un budget de 46 millions d’euros
En revanche, la parole est unanime : « Le maire a mouillé la chemise. » En juillet 2021, un an après son élection, il est au Festival d’Avignon. Ayant fait appel à une société d’ingénierie culturelle, Troisième pôle, le projet patine. Cécile Helle, la maire (Parti socialiste) d’Avignon qu’il a connue lorsqu’ils étaient tous deux les plus jeunes députés de France, lui présente un Belge, Pascal Keiser, qui a œuvré en 2014 à Mons, lorsque la ville était Capitale européenne de la culture et qui, installé de longue date à Avignon, y a créé le Théâtre de la Manufacture, un lieu dynamique du « off ». Les deux hommes vont faire affaire. Tandem gagnant.
« Après les Jeux olympiques de cet été, le prochain grand événement international en France, ce sera celui-là, s’enthousiasme Frédéric Hocquard, qui vient de rejoindre l’aventure comme délégué général. La France est pour le monde entier le pays de la culture. » Lui débarque de Paris. Adjoint à la vie nocturne et au tourisme d’Anne Hidalgo, il a côtoyé Yann Galut à SOS-Racisme, au Parti socialiste et, aujourd’hui, à la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, dont il est président (jusqu’en avril) et le maire vice-président. « Or, Bourges est en résumé l’accumulation de soixante ans de politiques publiques. Et montre à voir ce qu’est l’exception culturelle française. On peut se planter. Mais si ça marche, ça peut-être aussi frappant que Lille en 2004 ou Marseille en 2013, avec beaucoup moins d’argent sur la table. »
Douze millions d’euros de l’Etat, 6 millions de la ville et de la région, 5,2 millions de l’agglomération, 1 million du département, 2,2 millions de l’Europe, 6,4 millions du mécénat… La billetterie et diverses subventions portent le budget d’investissement à 46 millions d’euros sur quatre ans. Marseille, dix ans plus tôt, c’était le double.
« Sentiment d’être délaissés »
Pascal Keiser, 1,90 mètre, a un physique droit sorti d’un Gaston Lagaffe, de Franquin. « Ici, confie-t-il, j’ai l’impression d’être en Belgique. J’ai trouvé une chaleur, des gens vrais, un autre rapport au temps et à la vie sociale. Et c’est ça le sujet à défendre. »
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