Le Théâtre de la Porte Saint-Martin reprend avec succès des pièces créées dans les établissements publics et rejouées de nombreuses fois. Une alliance saluée par beaucoup, mais qui pose d’épineuses questions.
Est-ce un exemple unique ? Pourrait-il faire des émules ? Serait-ce souhaitable ? Mutatis mutandis, depuis quelques années, le Théâtre de la Porte Saint-Martin – sur les Grands Boulevards parisiens, établissement privé s’il en est – s’impose comme lieu d’accueil privilégié pour certains spectacles du théâtre public, ceux supposés pouvoir accroître leur audience. Mieux encore : sous l’égide du directeur du lieu, Jean Robert-Charrier, non seulement ces pièces reprises se jouent longtemps – jamais moins de 60 représentations – mais le théâtre produit également des créations proposées par des noms qui scintillent d’ordinaire dans les programmes des scènes subventionnées. Ainsi, Un chapeau de paille d’Italie de Labiche, mis en scène par Alain Françon avec, entre autres, Vincent Dedienne et 23 comédiens au plateau, a ouvert la saison 2023-2024 en jouant près de 84 fois dans une salle de 1 000 places ! La compagnie de Françon a fait un apport de 200 000 euros sur l’ensemble de la production, qui s’élève à 1, 8 million d’euros. Bien que le spectacle soit légèrement bénéficiaire, elle a perdu 119 000 euros. «Mais dans l’économie de cette compagnie, avoir un retour sur un investissement de 81 000 euros, c’est beaucoup», explique à Libération Jean Robert-Charrier, qui assure qu’il n’aurait jamais pu monter une création de cette envergure sans les subventions publiques de la compagnie.
Attention, danger mortel : ne surtout pas déduire de ces succès du public dans le privé qu’il est possible de faire mieux avec moins et toujours moins, c’est-à-dire de se passer de subventions à l’heure où la marge artistique des théâtres s’étiole de manière catastrophique et où toutes les directions de scènes subventionnées sonnent l’alarme, parfois même en démissionnant. D’une part parce que les spectacles repris ont bien été créés dans le secteur public subventionné, avec la possibilité de répétitions longues, d’un travail de recherche, et surtout une prise de risque indissociable du travail artistique. D’autre part, répétons-le, parce que l’intérêt de Jean Robert-Charrier se porte exclusivement vers un type de création qu’il juge grand public : «Je vois énormément de spectacles formidables dans le théâtre subventionné qu’à tort ou raison je n’estime pas possible de programmer dans une salle de 1 000 places pendant une très longue durée.» Il n’empêche : alors qu’il y a une dizaine d’années sa démarche était regardée avec suspicion, il reçoit de plus en plus de sollicitations de théâtres publics qu’il est obligé de refuser. Fait notable, tous les metteurs en scène contactés par Libération ont témoigné de leur intérêt.
«Le spectacle existe grâce à de l’argent public…»
Parmi eux, l’actuel directeur du Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig, qui s’apprête à quitter ses fonctions avant l’été, se montre très ouvert : «C’est toujours intéressant quand les spectacles peuvent avoir une seconde, troisième, quatrième vie. Ça leur permet de repartir avec une nouvelle dynamique.» Il s’interroge néanmoins sur le modèle économique de ces noces du privé et du public : «Une telle alliance suppose que la scène subventionnée qui a créé et coproduit le spectacle touche un pourcentage sur les recettes, au moins quand la production n’a pas été amortie. Car il existe tout de même grâce à de l’argent public…» Lui-même ne verrait pas d’un mauvais œil que son Andromaque joué 33 fois en 2023, dont les frais ont été amortis, poursuive sa vie dans un théâtre qui draine un autre public que celui de l’Odéon, où il a été créé. Autre avantage évident de ce type de collaboration : si un théâtre privé se charge des reprises, c’est autant d’espace gagné pour créer et diffuser de nouveaux spectacles…
Les modalités des alliances se décident au cas par cas, avec quelques règles que s’est forgé Jean Robert-Charrier. Première règle : créer un environnement favorable. «Pour qu’un spectacle du public marche dans le privé, il faut que nos productions alentour ne dépareillent pas. Si on n’avait pas ouvert la saison par Un chapeau de paille…, on n’aurait pas pu présenter Pommerat pendant la moitié d’une saison, de janvier à la mi-juillet.» Deuxième règle : ne pas déroger à l’objectif d’ouvrir le spectacle à un public qui ne l’aurait pas découvert autrement. «Et donc on joue 60 représentations ou rien ! C’est cette durée qui propulse le bouche-à-oreille.» Troisième règle : une politique tarifaire qui permet l’accès à tous. «Nos places “jeune” sont à dix euros.Et nos places les plus chères sont au même prix que celles de l’Odéon : 45 euros.» Quatrième règle : respecter les exigences artistiques des metteurs en scène, c’est-à-dire offrir à Françon le nombre de semaines de répétitions dont il a besoin, accepter de fermer le théâtre pendant un mois pour la recréation de la Réunification des deux Corées, et de condamner 350 places qui ont une moins bonne visibilité à la demande de l’auteur-metteur en scène.
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