L’équipement culturel voulu par Emmanuel Macron pour faire rempart aux extrêmes a attiré 180 000 visiteurs, sans pour autant fléchir le vote RN.
Samedi 8 juin, veille d’élections européennes. Le public est clairsemé, mais l’ambiance bon enfant au château de Villers-Cotterêts (Aisne), l’ancien logis de chasse de François Ier, reconverti en 2023, après d’importants travaux de restauration, en Cité internationale de la langue française. Lycéens et compagnies de théâtre amateur rivalisent d’éloquence à l’occasion de la Fête du château, organisée par une poignée de bénévoles dans le parc qui longe la forêt de Retz. A quelques centaines de mètres, on règle la sono du bal Joséphine B[re]aker, qui se tient le soir même dans la cour. « On est à fond sur les rails », glisse tout sourire Paul Rondin, directeur depuis janvier 2023 de cet établissement qui cumule un parcours interactif autour de la langue française, des résidences d’auteurs francophones et un auditorium pour les spectacles.
En six mois, la Cité internationale de la langue française affiche 180 000 visiteurs, sans que soient spécifiés leur profil ni la proportion d’entrées payantes. « On y verra plus clair cet été », promet Paul Rondin, persuadé d’attirer le grand public avec la nouvelle exposition « C’est une chanson qui nous ressemble », consacrée aux stars francophones, prévue jusqu’au 5 janvier 2025.
Déjouer la fatalité
Non sans malice, son commissaire, le journaliste musical Bertrand Dicale, fait démarrer le parcours avec la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura, qui, pressentie pour chanter Piaf lors des Jeux olympiques, fut ciblée en mars par un torrent de haine émanant de l’extrême droite. Tout un symbole, dans une commune administrée depuis dix ans par un maire Rassemblement national (RN), Franck Briffaut, un fidèle de Jean-Marie Le Pen.
Emmanuel Macron avait cru qu’en transformant à grands frais ce château délabré en haut lieu de la francophonie il ferait rempart à l’intolérance. En l’inaugurant le 30 octobre 2023, il avait vanté une langue-monde « hospitalière et voyageuse », au moment où « on voudrait renvoyer les communautés dos à dos ». Cette profession de foi, doublée d’un investissement colossal de 211 millions d’euros que la Cour des comptes a dans le viseur, n’a pas fait reculer l’extrême droite. Dans ce coin de Picardie oublié des pouvoirs publics, les Cotteréziens ont voté le 9 juin à 46,9 % pour la liste européenne du président du RN, Jordan Bardella.
Inverser les mentalités prend du temps, veut croire Paul Rondin. « Je suis à l’endroit dont j’ai toujours rêvé, là où je peux accueillir tous les artistes, tous les publics sans prérequis. » Là où, espère-t-il, il peut déjouer la fatalité. En 2014, au moment où le Front national gagnait la mairie de Villers-Cotterêts, Paul Rondin secondait Olivier Py, alors directeur du Festival d’Avignon. Ce dernier avait alors menacé de délocaliser la prestigieuse manifestation si le parti d’extrême droite remportait les suffrages à la cité des Papes.
Dix ans plus tard, Paul Rondin n’en est plus là. « Notre erreur collective, c’est qu’on n’a pas été à l’écoute. On a cloisonné culture de quartier et culture de ville, succès populaire et succès d’estime. On a fait preuve de condescendance en disant : “Venez parce que nous, on sait ce qui est bien.” On a perdu les gens en route parce qu’ils se sont dit qu’eux n’étaient pas assez bien. »
Hausse des réservations
Il sait sa tâche complexe. « Si je dis aux gens “venez à la Cité pour la culture”, je les perds et je ne me retrouve qu’avec la bourgeoisie culturelle. Ma méthode, c’est de montrer que le rap, ce n’est pas la musique du diable, que si Les Tontons flingueurs [Georges Lautner, 1963] et leur argot font rire, alors on peut aussi aimer les humoristes de Kinshasa. » Le comédien franco-sénégalais Adama Diop, qui a envoyé, en mai, des étudiants de son école d’acteurs de Dakar en résidence à la Cité, approuve : « C’est dans ce type d’endroit qu’il faut agir pour faire pâlir les peurs, pour montrer que “l’Autre” est plus proche qu’on ne le pense. »
Si les résidences et la salle de spectacle se remplissent, les anciens bâtiments des logis sont encore vides. Les rares candidats qui ont répondu à l’appel pour une offre d’hôtellerie-restauration seront départagés à l’automne. Faute d’offrir assez de chambres d’hôtel, la Cité ne sera pas « le cœur battant » du prochain sommet de la Francophonie, comme l’avait promis l’Elysée. L’établissement picard accueillera certes, le 4 octobre, les 88 chefs d’Etat et leurs délégations. Mais ces derniers retourneront à Paris le soir même, sans forcément profiter du grand concert organisé en partenariat avec les Francofolies de La Rochelle. « Ça va quand même mettre la Cité sur la carte du monde », fait valoir Paul Rondin.
En attendant, l’établissement commence à prendre ses marques dans le département. « On se sent plus concernés qu’on ne l’était durant sa conception », reconnaît Sébastien Eugène, maire (Parti radical) de Château-Thierry (Aisne). L’Echangeur, scène nationale installée dans sa ville, a d’ailleurs coproduit quatre spectacles qui se tiendront en octobre à Villers-Cotterêts. « On pouvait craindre que la Cité soit un projet hors-sol, parisien, parachuté, mais ce n’est pas le cas, c’est un lieu qui a du sens », s’enthousiasme son directeur, Christophe Marquis. Même plébiscite à Soissons (Aisne), où la Cité de la musique et de la danse a accueilli, le 14 mai, un concert d’Alain Souchon coproduit avec la Cité internationale de la langue française. « On sent une vraie circulation entre notre public et le leur », salue son directeur, Benoit Wiart.
Lire la suite sur lemonde.fr