Ne pas faire de vagues et éviter toute décision qui pourrait être qualifiée de censure. A Perpignan ou à Fréjus (Var), les maires d’extrême droite ne veulent pas revivre le traumatisme des années 1990, quand quatre villes du Midi, Orange, Toulon, Vitrolles et Marignane, étaient gérées par le Front national (FN). « Des bibliothèques avaient été purgées et des associations liquidées, alors que les maires d’aujourd’hui veulent passer sous les radars », résume Vincent Guillon, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles. Leur désir est de devenir respectables. Comme le Rassemblement national (RN) voulant diriger la France, en somme.
Les élus locaux du mouvement d’extrême droite n’ont pas renoncé à leur combat identitaire et à leur goût pour les traditions locales. Ainsi Hayange (Moselle) a créé une Fête du cochon, et Orange une Java du cochon. Mais on peut retrouver ces dadas dans des communes de tous bords politiques. Tout comme couper les subventions à un théâtre ou souffler un nom d’artiste à un directeur de musée est devenu un sport national, pas une spécialité RN.
Non, ce qui frappe, c’est la façon dont les maires d’extrême droite prennent des gants avec les salles de spectacle, musées, festivals qu’ils ont trouvés en arrivant. Jean Varela, directeur du Printemps des comédiens, à Montpellier, y voit un « vernis d’honorabilité ». Ça marche. Alors que, pendant des décennies, des artistes se sont déchirés autour du triptyque « boycotter, pactiser ou résister », le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf s’est produit, en septembre 2023, à Orange sans que cela ne provoque le moindre débat tout comme le rappeur congolais Gims dans les arènes de Fréjus.
La fièvre est juste remontée à Perpignan. En 2023, Les Déferlantes, le principal festival rock d’Occitanie, se trouvant à l’étroit à Céret (Pyrénées-Orientales), a voulu déménager dans la seule ville de plus de 100 000 habitants dirigée par un maire RN, Louis Aliot, premier vice-président de son parti et ancien compagnon de Marine Le Pen. « On ne viendra pas dans cette ville d’extrême droite », ont réagi les groupes Indochine puis Louise Attaque. Le festival a finalement opté pour Le Barcarès (Pyrénées-Orientales). « Indochine a foutu la merde, peste Louis Aliot. C’est de la censure. »
Jean-François Leroy, directeur depuis 1989 du festival international du photojournalisme Visa pour l’image, à Perpignan, dont le premier partenaire financier est la ville, résume le dilemme depuis l’élection de Louis Aliot, en 2020. « Je restais et j’étais un collabo ; je partais et j’étais un lâche. » Il est resté, dit-il, parce que la ville ne lui a pas retiré un euro et n’est jamais intervenue dans ses choix artistiques. Des photographes lui ont vertement reproché une neutralité l’obligeant à serrer la main du maire. « Il y en a d’autres qui me traitent de sale gauchiste, alors… »
Approche nouvelle
C’est oublier le rapport de force. Dans une ville en manque d’éclat, où un tiers des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, où ce n’est pas l’amour entre les deux importantes communautés gitane et arabe, où le RN a réalisé 36,9 % aux élections européennes, il serait stupide de se fâcher avec un festival de photo de renommée mondiale, qui attire un monde fou et rapporte gros.
Louis Aliot jure que son attitude bienveillante vis-à-vis de ce festival, où l’on fait la part belle aux migrants et à la misère du monde, est la marque d’une approche nouvelle vis-à-vis de la culture, qui vaudrait pour l’ensemble du mouvement : « Un maire n’a pas à imposer ses goûts à des lieux ou événements, surtout si ça marche. » Il reconnaît avoir peu d’appétence pour le festival Nostre Mar, organisé, depuis 2022, à Perpignan, par SOS-Racisme (expositions, conférences, projections). « Ils ne me demandent pas un sou, je les trouve très idéologiques, mais je ne les emmerde pas ! », dit-il. Louis Aliot, en fan de Salvador Dali (1904-1989), s’étonne même de ses « collègues » du RN affichant leur détestation de l’art contemporain.
Le maire de Perpignan a très peu touché aux autres icônes locales que sont l’association La Casa musicale, la cinémathèque de l’Institut Jean-Vigo ou le Musée d’art Hyacinthe-Rigaud. Et s’il a viré Borja Sitja, directeur du théâtre L’Archipel (labellisé « Scène nationale »), la région et l’Etat ont validé le choix de le remplacer par son adjointe. Même des voix de la gauche locale n’y voient pas un scandale. « Aliot joue l’apaisement et endosse le costume du parrain », confirme Nicolas Lebourg, chercheur spécialiste de l’extrême droite.
Perpignan serait un laboratoire culturel du RN pour une autre raison. Cette ville a enregistré la plus belle prise du parti en France. « Un tremblement de terre local », confirme Nicolas Lebourg. Il a pour nom André Bonet. Avant d’être propulsé par Aliot adjoint à la culture et à la catalanité, il avait créé, en 1982, le Centre méditerranéen de littérature, faisant venir à Perpignan des écrivains de haut vol, dont sept Prix Nobel, pour leur remettre un prix bien doté. Perpignan en a profité, André Bonet aussi, posant à maintes reprises dans la presse avec les auteurs primés. « Son ego est si démesuré qu’il a pu poster huit photos de lui par semaine », s’amuse Nicolas Lebourg.
« Ma liberté de pensée a irrité »
Cette forte figure locale a crédibilisé Aliot dans la ville. Quand on le titille sur son parcours, naviguant avec des socialistes puis la droite avant d’arriver à la mairie, André Bonet rétorque que « les donneurs de leçons d’extrême gauche n’ont pas le monopole de la culture ». Le voilà à la tête d’un budget de 25 millions d’euros – important pour la taille de la ville –, deuxième poste après l’action éducative et avant la sécurité.
Derrière les phares culturels, le paysage perpignanais est, comme ailleurs en France, dominé par une culture du divertissement, comme les concerts « Live au Campo », qui auront lieu du 22 au 28 juillet avec Louane, Slimane, Grand Corps Malade, Pascal Obispo… La ville a récemment rogné un peu partout ses subventions culturelles mais surtout, le tandem Aliot-Bonet a brimé les associations menant des actions artistiques de terrain, qui ont pour handicap de ne pas pencher de leur côté et d’en favoriser d’autres, faisant allégeance.
Le metteur en scène Benjamin Barou-Crossman, directeur de la compagnie de théâtre TBNTB, qui a travaillé avec des gitans de Perpignan, déplore les pressions subies. « Si la mairie vous aide, vous devez en échange les soutenir et ne pas travailler avec des structures jugées “ennemies”. On vous dit : “Tu es avec moi ou contre moi.” J’en ai fait les frais, ma liberté de pensée a irrité. »
La mairie a une vision assez univoque de l’enracinement local. Par exemple, le gros soutien financier au Cercle algérianiste, nostalgique de l’Algérie française. Ou le fait de rebaptiser une esplanade du nom de « Pierre Sergent », grand résistant, député de la ville mais aussi ancien chef de l’Organisation de l’armée secrète, organisation raciste et violente en faveur de l’Algérie française. « On doit évoquer toutes les sensibilités, justifie Louis Aliot, d’autant que nous avons une grosse communauté de pieds-noirs et de harkis. »
La mairie de Perpignan a également inauguré, début mai, un Printemps de la liberté d’expression dont les invités affichent un profil très droitier : Michel Onfray, le médecin Henri Joyeux, Bernard Antony (ex-FN et figure du catholicisme intégriste), Eric Naulleau… Le thème dominant était sans nuance : « Wokisme, obscurantisme, pensée unique, censure : la liberté d’expression est menacée dans toutes ses expressions ». Bruno Nougayrède, leader du groupe d’opposition divers droite à Perpignan, où il préside le groupe d’édition Elidia-Le Rocher, dénonce un maire jouant à l’« élève respectable tout en menaçant, brimant, demandant qu’on lui fasse allégeance ».