De l’entre-soi, biberonné aux subventions, juste pour une élite ? Contrairement aux caricatures faites par le RN, le théâtre veut s’ouvrir à tous. Et dépense une énergie folle pour que ce lien ténu, mais fédérateur et populaire, ne s’étiole pas.
Le rêve d’une culture émancipatrice pour tous a vécu. Celui d’un théâtre porteur d’un lien social si puissant qu’il réunirait un jour les classes populaires et les couches les plus aisées de la population, aussi. Parce que le monde a changé, parce que les pratiques culturelles volent en éclats avec l’explosion du numérique. Les idéologues d’extrême droite en profitent pour dénoncer une création artistique qui entretiendrait un entre-soi, excluant une partie de la population. Une vision étroite qui nie toute l’action des scènes publiques sans lesquelles quartier populaire rimerait avec désert culturel.
C’était il y a neuf ans. Peu après son arrivée à la direction du ZEF, scène nationale de Marseille, Francesca Poloniato reçoit la visite de Hassan Ben Mohamed. L’homme, dont la famille habite les environs, lui raconte le drame survenu le 18 octobre 1980, en face du théâtre : la mort d’un grand frère d’une balle dans la tête tirée par un policier. Hassan, devenu lui-même policier, souhaite louer le théâtre pour organiser un hommage à son frère, à l’occasion de la sortie du livre La Gâchette facile, qu’il a tiré de ce fait divers. « Nous allons plutôt organiser une soirée ensemble, avec les équipes et les artistes qui sont ici, ce sera un moment de joie », lui répond la directrice. Des portes ouvertes à tous et à toutes les histoires : voilà l’ambition de ce théâtre, implanté dans les quartiers nord de la deuxième ville de France. Un théâtre loin de l’entre-soi, n’en déplaise à l’extrême droite qui, à travers ses attaques, assimile le théâtre public — financé par l’État et les collectivités — à un un art élitiste « biberonné aux subventions ». « Une accusation très violente quand on voit le travail mené quotidiennement par nos équipes sur le terrain et la relation de ce théâtre à son quartier », s’indigne la directrice. « C’est une construction fabr*iquée et véhiculée par l’extrême droite qui vise à renforcer chez les gens l’idée que le théâtre ne serait pas pour eux, ajoute Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération à Lyon. Elle est d’une profonde malhonnêteté, puisque les travailleurs de la culture passent justement une grande partie de leur temps à essayer de le rendre accessible à tous. »
14 % des Français sont allés au théâtre en 2023
Car le ZEF n’est pas un cas isolé : en France, 77 scènes nationales et 38 centres dramatiques, héritiers de la décentralisation, font vivre le secteur, s’inscrivant dans la tradition du théâtre populaire de Jean Vilar qui, dès l’après-guerre, se donne pour mission émancipatrice d’articuler un travail de création exigeant et la recherche d’un large public. Dessinant ainsi les prémices de ce qui deviendra le service public de la culture. À cette époque, expérimentations et confrontations sont permanentes, et il n’est pas rare de modifier les spectacles, si besoin de les simplifier, pour prendre en compte les réactions des premiers spectateurs.
« Jusqu’à la fin des années 60, les directeurs des centres dramatiques étaient pour beaucoup des artistes et animateurs qui prenaient à bras-le-corps la question du public en fonction des territoires dans lesquels ils étaient implantés, s’appuyant sur les réseaux de patronage, les mouvements d’éducation populaire… », explique la sociohistorienne Marjorie Glas dans son livre Quand l’art chasse le populaire (1). Après Mai 68, l’idée s’impose que le théâtre doit jouer un rôle social, mais aussi politique. « Les questions esthétiques deviennent centrales, et l’enjeu du public, secondaire, explique Marjorie Glas. La démocratisation de l’université fait émerger une génération de metteurs en scène plus diplômés, plus intellectuels, tandis qu’au même moment le profil des directeurs nommés, sous Giscard, à la tête des centres dramatiques et des théâtres nationaux change aussi : issus de cette avant-garde, ils vont la défendre, au détriment de la relation au public. Dans les maisons de la Culture (ancêtres des scènes nationales), la figure de l’animateur, emblème du théâtre populaire, est progressivement remplacée par celle du programmateur, chargé de repérer des talents, et ses missions confiées à des “médiateurs” situés au bas de la hiérarchie théâtrale. » Pourtant, les défenseurs de cet équilibre fondateur entre création et animation sont loin d’avoir disparu ! Francesca Poloniato, qui a d’abord travaillé comme éducatrice spécialisée, revendique cette « double casquette de directrice-animatrice, mélangeant social et culture ». À la MC93 de Bobigny, Hortense Archambault défend un projet d’éducation populaire mêlant trois piliers essentiels — l’enseignant, l’animateur et l’artiste. « Dès qu’on supprime l’un des trois, ça ne marche plus. » Présent tous les soirs dans la salle du Channel, scène nationale de Calais, pendant les trente-trois ans passés à sa tête, Francis Peduzzi reconnaît « les gens de Calais, ceux d’ailleurs, ceux qui n’ont pas les codes ». Il s’est attaché à y bâtir une programmation équilibrée.
Croire que le théâtre se serait coupé des classes populaires serait cependant surestimer sa place dans les pratiques culturelles des Français. La réalité est plus nuancée. Le niveau de fréquentation du théâtre stagne depuis longtemps. Selon la dernière étude du ministère de la Culture, 14 % des Français sont allés au moins une fois au théâtre en 2023, un chiffre similaire à la précédente étude de 2018. Mais si le public reste présent, la « démocratisation culturelle » brandie comme un mantra par tous les gouvernements n’a jamais fonctionné. L’étude de 2023 montre que seuls 7 % des « ouvriers » sont allés au moins une fois au théâtre cette année-là, quand ils étaient 23 % parmi les « cadres et professions intellectuelles supérieures ».
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