Le fondateur et directeur artistique de l’Aicom, une école de comédie musicale installée en banlieue parisienne, Pierre-Yves Duchesne, est accusé d’user de sa position dominante pour harceler, humilier et agresser sexuellement des étudiants et des professeurs. Depuis plusieurs mois, «Libération» a écouté victimes et témoins raconter les abus du coach vocal de Lara Fabian.
Comme une ritournelle. Chaque printemps, l’Académie internationale de comédie musicale (Aicom Paris) est en ébullition. Les différentes promos préparent le spectacle de fin d’année. L’enjeu est grand : ce projet est un terreau pour les ambitions. L’an dernier, c’est sur la scène de l’Olympia que le spectacle s’est joué. Il faut imaginer l’émoi des jeunes gens rêvant leur vie sur les planches fouler celles de la mythique salle parisienne. Alors, en ce mois de mai, quand les deuxièmes années adaptent le Fantôme de l’Opéra, l’excitation est grande. La mise en scène est assurée par le fondateur de l’Aicom, Pierre-Yves Duchesne. Une aubaine : âgé de 54 ans, l’artiste a, par le passé, interprété le rôle-titre de cette célèbre comédie musicale.
Mais à Créteil, dans l’école installée à côté des voies de la ligne 8 du métro qui relie cette ville de banlieue parisienne aux théâtres des Grands Boulevards, les essais sont un calvaire. Insultes et menaces fusent de la bouche de Duchesne. La violence est orale et physique, comme cette scène remontant au 13 mai. «Pour nous montrer les pouvoirs du fantôme, Pierre-Yves passait autour de nous et, sans prévenir, nous poussait extrêmement fort», raconte Céline (1), étudiante en deuxième année. Une élève est violemment projetée par terre, en cours. Son corps tombe, les larmes montent. Après une pause, elle revient, un strap sur la jambe. Interloqué, le fondateur de l’Aicom lui demande si elle est blessée. La jeune femme élude et répond qu’elle a des problèmes de genoux. Céline poursuit : «Il comprend qu’il lui a fait mal. Il lui montre ses fesses et lui dit : “Il faut que tu me punisses alors. Donne-moi une fessée.”» Elle refuse. «“Alors donne-moi un bisou.” Et elle le fait.» La scène se déroule devant une soixantaine d’élèves. Personne ne moufte. Tout Pierre-Yves Duchesne est résumé ici. Violence verbale, abus physiques, ambiance sexualisée à outrance.
Univers ultra-concurrentiel
Fondée en 2004, l’Aicom, première école du genre créée en France, est renommée. Son créateur l’est tout autant. Coach vocal de Lara Fabian et du chanteur Amir (représentant de la France à l’Eurovision en 2016), Duchesne a travaillé dans les coulisses de l’émission The Voice. Son business tourne à plein régime : mi-mai, il a annoncé l’ouverture d’un nouveau campus à Uccle, dans la banlieue chic de Bruxelles. Duchesne s’exporte ainsi dans sa Belgique natale en compagnie de sa compatriote Lara Fabian, future marraine de l’école. La boucle est bouclée. En France, les étudiants espèrent apprendre et, pourquoi pas, se glisser dans cet univers ultra-concurrentiel.
«La comédie musicale est une petite industrie, décrypte Roberto Ciurleo, producteur, entre autres, du Roi Soleil. Il y a très peu d’élus car il y a peu de productions en France. Et quand ces élèves sortent d’une école, on reprend tout depuis le début car ils sont formatés.» Dans ce contexte, l’Aicom s’enorgueillit d’avoir vu beaucoup de ses étudiants intégrer de prestigieux spectacles comme Mamma Mia !, le Roi Lion, les Misérables, etc. «La très large majorité d’entre eux travaille dans les univers du spectacle vivant, de la télévision, des parcs de loisirs ou de l’événementiel», se réjouit la directrice de l’école, Claire Jomard.
Mais suivre un tel destin suppose de ne pas froisser l’artiste. Car, mauvais génie, Duchesne a transformé son établissement en un lieu propice à tous ses débordements. Au cours de six mois d’enquête, la vingtaine de personnes que Libé a rencontrées racontent toutes une école où agressions et humiliations rythment le quotidien des étudiants. D’attouchements non désirés, de commentaires déplacés. Ces faits, s’ils sont avérés, sont constitutifs de violences sexistes et sexuelles ou de harcèlement et sont répréhensibles pénalement. Dans ce petit milieu où l’on targue de tous se connaître, la discrétion est de mise. Victimes ou témoins, tout le monde préfère s’exprimer de manière anonyme, souvent par crainte de représailles.
Une élève forcée de mimer une fellation
Les scènes rapportées ont pourtant toujours eu lieu en public. Chaque fois, ce sont les mêmes réactions : un silence entrecoupé de rires, parfois gênés. C’est ce qu’il se passe en octobre 2021, en pleine répétition de la belle Hélène d’Offenbach. Le cours est plein, 80 élèves sont présents. Mélanie, jeune élève de deuxième année, interprète le rôle-titre : Hélène. La scène du jour est difficile. Mélanie doit jouer l’excitation face à son ennuyeux mari. Directeur artistique de l’Aicom, Duchesne s’invite en cours et observe les répétitions. Dès qu’il entre, l’ambiance change. Des yeux sombres exaltés par de larges lunettes à monture noire, des dents très blanches et de puissantes mains surmontées de grosses bagues… Physiquement, l’homme en impose. Il est là, on le sait et on le sent. On joue mais le jeu devient pervers. «D’après Pierre-Yves, Mélanie ne jouait pas assez son désir, raconte Eva, qui a assisté au cours. Il la forçait à aller le plus loin possible, lui répétait : “J’en veux plus !”» Finalement, Duchesne mime la scène telle qu’il la voit et la veut. «Il a pris les mains de Mélanie et les a collées sur les fesses de son partenaire, sans demander ni à l’un, ni à l’autre», poursuit Audrey, une autre élève.
Suivant la mise en scène, Mélanie s’agenouille ensuite devant son partenaire, «au niveau de sa verge», précise Audrey, de la colère dans ses yeux clairs. «Elle doit observer ses parties avec envie, puis regarder le public et acquiescer» avant de lancer des vocalises, reprend Eva. «Il n’a pas demandé l’autorisation, il n’a pas prévenu. Il lui a attrapé la tête et l’a fait bouger de haut en bas, raconte Alice, grandes épaules et longs cheveux bruns. J’étais derrière, je l’ai vraiment interprété comme une fellation.» Installé à côté d’elle dans un café parisien, Come, issu de la même promo, acquiesce : «Il lui a fait mimer une position de pipe.» Eva : «On n’en était pas loin, mais le fait de regarder les parties de son partenaire, de sourire en mode “ça me plaît”, de faire des vocalises qui laissent sous-entendre un acte sexuel, de caresser son partenaire dans tous les sens… Imposer tout ça à Mélanie, c’était une agression.» Les deux jeunes femmes en ont parlé entre elles peu après. «Mélanie m’a dit qu’elle avait déjà travaillé avec lui et qu’elle avait l’habitude. Si elle a l’habitude, il s’est passé quoi avant ?» s’interroge Eva. Contactée, Mélanie n’a pas souhaité s’exprimer.
Duchesne, qui ne fait aucun mystère de son homosexualité, profite de son ascendant psychique et artistique pour mettre en scène sa propre misogynie. Et sous couvert d’humour, de tels agissements laissent à penser qu’il promeut la culture du viol. Lors des répétitions de la Belle Hélène, Duchesne revient en cours. Deux étudiantes dansent sur scène devant une soixantaine de personnes. Il n’est pas convaincu. «Il voulait que ma partenaire se mette derrière moi et me donne des coups de bassin mais elle laissait beaucoup de distance», raconte Adèle. Duchesne remplace alors l’une des étudiantes. «Il a pris Adèle par la taille violemment. Son corps était complètement secoué», se souvient Elodie, tellement marquée par cette expérience qu’elle en arrêtera d’aller à certains cours pour ne pas croiser le directeur artistique. En cours, Duchesne se positionne derrière Adèle et la ramène plusieurs fois contre son bassin. Satisfait, il s’adresse aux garçons de la promo : «Elle se laisse faire. C’est pratique. Allez-y !» «C’était un appel au viol», dénonce Audrey, qui évoque des rires dans la salle. Adèle assure qu’elle n’a pas trop mal vécu la scène sur le moment : «C’était de l’humour très mal placé. Je ne sais pas s’il voulait m’humilier ou s’il voulait montrer qu’il avait le pouvoir en disant cela.» Il faudra que des camarades viennent s’enquérir de son état pour qu’elle comprenne que ce qui vient de se passer n’était «pas normal».
Une autre obligée d’embrasser toute sa classe
Le fondateur de l’Aicom n’utilise pas toujours ses mains pour agresser. Sa position dominante suffit parfois. En novembre 2019, un jeune homme, jaloux et possessif, n’a pas supporté que sa petite amie, étudiante à l’école, en embrasse un autre pour les besoins d’un rôle. Il est venu à l’Aicom et a insulté le personnel administratif. Duchesne décide de convoquer tous les élèves. «Il nous a répété que c’était inadmissible et qu’il fallait qu’on apprenne à faire ce genre de choses, que ça faisait partie du taf», se souvient Margot. Les cheveux châtains, l’œil rieur, la jeune femme de 21 ans raconte comment Duchesne lui a imposé des gestes qu’elle ne souhaitait pas sous couvert de travailler l’abandon de soi.
Dès le lendemain, il débarque chez les premières années. Dans un enregistrement que Libération a pu écouter, il s’adresse aux élèves : «Levez-vous ! Vous allez tous vous saluer. Tant que vous n’avez pas fait un smack à tout le monde, ça ne s’arrêtera pas.» Margot tente de désamorcer la situation en plaisantant : «Personne n’est malade ?» La réponse du directeur artistique cingle : «On s’en bat les couilles. D’ailleurs, puisque tu l’as ramenée, tu vas commencer. Y a que toi qui va embrasser tout le monde.» La jeune femme s’exécute alors. «Je sais que je ne peux pas refuser. J’ai entendu des histoires, des élèves qui ont ouvert leur bouche et se sont fait virer.»
Hélas, le cours n’est pas terminé. Après la séance de baisers forcés, Duchesne demande à Margot d’aller s’asseoir sur les genoux d’Arnaud. Il sait, pour les avoir aperçus quelques semaines plus tôt, qu’ils ont été ensemble même s’ils sont aujourd’hui séparés. Il demande à l’étudiante de réciter son texte. Moment de flottement. Margot n’a aucune envie de jouer sur les genoux d’un garçon dont elle est séparée. «Il a utilisé quelque chose de mon intimité. Je me suis sentie vraiment humiliée. Maintenant, quand je suis sur le plateau, je n’arrive pas à… Elle se met à pleurer. J’ai l’impression que je vais être encore humiliée devant tout le monde. Je suis bloquée depuis deux ans.» La séance se termine quand Duchesne quitte enfin la salle. De manière théâtrale et en lançant une blague à connotation sexuelle dont il est si friand : «Vous êtes aussi mous qu’à côté. Et moi, j’aime quand c’est dur.»
Ambiance empreinte de sexe
Duchesne instaure une ambiance empreinte de sexe, tout le temps. Surprenant, compte tenu de l’histoire de l’école. Il y a quelques années, Mediapart a révélé qu’un de ses professeurs, le chanteur Stéphane Métro, a été visé par une enquête pour atteintes sexuelles sur deux mineurs et pour propositions sexuelles à une autre mineure de 14 ans. Dès que l’école en a été informée, elle a mis fin à leur collaboration. Selon Mediapart, l’artiste, qui est soumis à un contrôle judiciaire, doit être prochainement jugé en correctionnelle. Ce lourd passé n’empêche pas son fondateur de mettre «du cul partout», selon les mots d’Alice. Une attitude que confirment tous les élèves interrogés. Estelle parle d’«un obsédé» qui «raconte sa vie sexuelle à ses élèves». «De manière détaillée et dégradante, abonde Johanna. Pour vous montrer ses mots, il nous a un jour rapporté qu’il avait couché avec “une meuf si sale qu’elle avait des chips dans la chatte”.» Sans jamais tenter de dissimuler la colère qui émane de son regard, cette jeune brune dénonce Le «gourou» est puissant «parce que tout le monde laisse faire». Le voici donc qui joue à «chat-bite» avec des étudiants, confie Juliette, un «jeu» qui consiste à toucher de manière non consentie le pénis d’un voisin.
Un professeur raconte aussi cette réunion avec des enseignants où Duchesne, pour expliquer le fonctionnement du périnée chez l’homme, sort son sexe de son pantalon. «Ça fait partie de sa personnalité, il est excentrique», relativise Muriel. «On a des mises en scène assez douteuses, s’emporte Adèle. On nous demande des scènes clairement sexuelles.» Il lui est arrivé de réclamer à une jeune élève de venir «se frotter» sur lui, de le «chauffer», rapportent deux étudiantes. Et le voici qui interroge un jour Juliette pour savoir si elle aime «lécher des chattes», raconte cette dernière un matin de janvier. «Un jour en cours, ma position ne lui plaisait pas. Il m’a lancé : “Qu’est-ce que tu as toi ? Tu mouilles ?”» se souvient encore Alexandra, qui a elle aussi décidé de quitter l’école avant la fin de son cursus.
Viré de «The Voice» en 2021
Auprès de ceux qui ont déjà travaillé avec Duchesne, l’évocation de son nom suffit parfois à jeter un froid. Comme avec ce ponte de The Voice rencontré en mai. Autour d’un café, ce sexagénaire parle avec passion de son métier. Son visage se ferme et ses réponses s’abrègent quand on l’interroge sur le fondateur de l’Aicom. Le constat est accablant : «Les gens lui en veulent beaucoup. Certains ne comprenaient pas ce que je foutais avec lui. Le nombre de gens qui le détestent…» Il parle d’«une forte personnalité», déconseillant au passage d’écrire un article sur ce «fort en gueule». Après des années de collaboration, Duchesne a été remercié deThe Voice en 2021. Depuis le Québec, où il prépare les concerts de Lara Fabian, programmés mi-juin à Montréal, le directeur artistique de l’Aicom indique ne pas souhaiter répondre aux questions de Libération car «toutes les assertions qu’elles contiennent sont fausses, calomnieuses et diffamatoires». Contactée par la suite, la directrice de l’école, Claire Jomard a également refusé de commenter les accusations.
Certains élèves abandonnent leur cursus avant le diplôme. C’est le cas de Céline, élève de deuxième année. «C’est trop grave ce qui se passe, lâche-t-elle. J’ai l’impression de voir des gens se faire agresser tous les jours et de ne rien dire. J’ai payé une école en contractant un prêt et je ne peux même pas la finir. Je suis déçue et traumatisée.» Une décision ultime, pour pouvoir se regarder dans la glace, mais qui a un prix exorbitant : les trois années d’étude coûtent 16 550 euros à l’Aicom. D’autres étudiants restent en serrant les dents, à l’image d’Eva. Le fondateur de l’Aicom est fautif mais c’est elle qui va mal. Elle n’ose pas parler de la situation à ses parents. Ne pas les décevoir parce qu’ils l’ont encouragée ; ne pas les inquiéter parce qu’ils l’ont laissée intégrer l’établissement juste après le lycée...
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