L'urgence sanitaire nous oblige à faire des sacrifices. Mais pourquoi les libraires plus qu'Amazon, et les fleuristes ou marchands de jouets du quartier davantage que la grande surface ?
Tribune. «Pas un jour ne passe sans que je lise. Ce n’est pas un délassement, c’est un pain quotidien.» La nourriture de l’esprit aussi essentielle que celle du corps. L’auteur de ces lignes a-t-il bataillé ces derniers jours pour maintenir les librairies ouvertes ? Eh bien non. Pire, il est celui qui, seul, refusa la dérogation tant espérée par un écosystème tristement habitué à se voir flatté dans les discours davantage que considéré dans les actes. Emmanuel Macron a fait le choix, au dernier moment, de retirer des bouches ce «pain quotidien». Celui qui écrivait en 2017 que «la culture est le seul horizon valable de notre existence» a finalement décidé de la sacrifier puis de ressortir les moulins à promesses. La culture est humiliée par celui-là même qui prétend en être le fantassin en chef.
Mais l’est-elle parce que l’urgence sanitaire la contraint à se mettre en sommeil ou parce que l’imposture du système idéologique défendu par le président de la République, par l’adoption de mesures hémiplégiques, s’en trouve démasquée ?
Près de Mulhouse, la construction d’un entrepôt Amazon pourra se poursuivre, accentuant son emprise tentaculaire pendant que les libraires sillonneront le département à leurs frais pour livrer à domicile leurs clients. Netflix entretiendra sa mainmise sur la diffusion de flux culturels alors que les cinémas sont invités à tirer le rideau. Jardiland pourra aussi continuer à vendre ses semences pendant que le fleuriste du coin videra ses étals. Entre deux paquets de saucisses sous vide, le chaland parti faire ses courses chez Auchan pourra y glisser dans son chariot un jouet pour son enfant pendant que le magasin au bas de la rue est prié de couler en silence. Les plats cuisinés se vendront à la pelle alors que les restaurateurs tenteront péniblement d’assurer leur survie grâce au concours d’une armée de précaires à vélo.
Il n’est pas question ici de culture, mais d’un choix de civilisation.
Le nombre exponentiel de victimes du Covid-19 doit nous rappeler une évidence : choisir de sauver des vies est un progrès et un choix de société plus admirable que d’ériger en quintessence de la liberté le droit de boire une bière en terrasse. La défense par quelques intellectuels d’un prétendu «art de vivre» dont on ne saurait se priver l’espace de quelques semaines dans l’intérêt collectif est une posture de nanti, quand bien même le risque et la mort font partie de la vie.
La seule question qui vaille est de savoir pourquoi celui qui sert la bière ou vend un livre devrait seul sacrifier le travail d’une vie pour en sauver d’autres.
C’est un choix. Emmanuel Macron avait promis une rupture avec le monde d’avant, gouverné par une oligarchie financière dont le seul dessein est de s’engraisser toujours plus. Force est de constater que huit mois plus tard, nous œuvrons non seulement à rafistoler ce modèle en miette mais nous en valorisons même les pires aspects.
Sans sourciller, le Président vient de donner un énième coup de pouce aux mastodontes de la finance, du numérique et de l’agroalimentaire en sacrifiant les commerces de centre-villes. Ces derniers, supposés être la clé de voûte des nouvelles politiques urbaines et écologiques sont relégués au second plan.
Ce choix d’Emmanuel Macron est la dernière pierre d’un édifice bâti méticuleusement pour servir les intérêts de ceux qui financeront sa campagne présidentielle à venir et dont il s’agit, dès aujourd’hui, de flatter l’obséquiosité. Les autres, libraires, cafetiers et compagnie subiront tous les remontrances d’usage quand ils feront à leur tour le choix d’ignorer les futures échéances électorales. Ils essuieront les qualificatifs de marchepieds du populisme face à la politique autoproclamée du «bien». Sans doute seront-ils «essentiels» lorsqu’il s’agira de revenir «faire barrage».
Mais barrage à quoi ? Ce sont les politiques néolibérales en roue libre depuis quarante ans qui nous assassinent, pas le crypto-fascisme dont il n’est même pas utile de rappeler que nous le tenons en horreur.
Personne ne peut prétendre détenir la solution miracle dans cette situation, malgré la prolifération inévitable de savants de la veille. Le confinement est peut-être la seule solution et nul doute que chacun est en mesure de le comprendre dès lors qu’il n’a pas la sensation de faire partie d’une masse dépersonnalisée de laissés-pour-compte que les «premiers de cordée» ont sciemment décidé d’abandonner derrière eux.
Il ne convient pas de céder à la tentation facile de l’opposition entre plèbe et élite bourgeoise, mais de «faire société tous ensemble», ce qui implique aussi quelques efforts de la part de la seconde. Puisque Emmanuel Macron a fait un choix, il nous faut assumer de faire le choix inverse : exiger que les mesures contraignantes s’abattent en priorité sur ceux dont la fortune se compte en milliards alors que l’immense majorité de la population se déchire pour des queues de cerises. Refuser que des milliers d’artisans, de commerçants ou d’auto-entrepreneurs vivent les mois à venir la boule au ventre tandis que d’autres accumulent tant d’argent que leur seul projet de vie consiste à s’envoyer en l’air vers Mars avec la complicité de l’Etat.
La culture ne se limite pas aux objets culturels et aux lieux dans lesquels ils se partagent et s’échangent, c’est une émanation impénétrable qui met à la disposition des gens les outils utiles au développement de leur sensibilité, de leur personnalité et de leur individuation. C’est le conseil du libraire, le parfum d’une fleur, les légumes fraîchement récoltés dans le potager et cuisinés avec passion par le chef d’un restaurant etc. C’est tout ce qu’Amazon, Netflix et leurs algorithmes, Auchan et ses plats surgelés ne sont pas en mesure de procurer.
«Il est plus commode, écrivait encore le candidat à l’élection présidentielle de 2017, d’écrire une loi ou un décret que d’indiquer une direction.» Promesse tenue : élu président, Emmanuel Macron aura su indiquer sa direction, la voie des puissants contre celle des petits. Son choix n’est ni inédit, ni très original, ni courageux. Il s’est trompé d’horizon. Il a sacrifié la culture, non pour sauver des vies, mais par choix, parce que l’avenir serait ailleurs que...
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