Alors que théâtres, cinémas ou musées sont fermés depuis cent jours, nous avons suivi la ministre, qui peine à donner des perspectives au secteur.
« Je suis vidée. Ces rencontres, c’est tripal. » Vendredi 5 février, 16 h 30, salon de la préfecture de la Somme. Roselyne Bachelot vient d’échanger pendant deux heures avec une vingtaine d’acteurs culturels amiénois. Un dialogue courtois mais chargé d’inquiétude et parfois d’émotion. Au bord des larmes, la directrice du Zenith d’Amiens, Céline Garnier, a évoqué les conséquences sociales de la mise à l’arrêt de sa salle de spectacle depuis mars 2020. « Les licenciements commencent. Nous serons les derniers à rouvrir. Je table désormais sur janvier 2022… », se désespère-t-elle. « Vos difficultés ne m’ont pas échappé, tente de la consoler la ministre de la culture. L’humoriste Jérémy Ferrari, que j’aime beaucoup, habitué des Zenith, m’en a parlé. »
En guise de réconfort, la préfète Muriel Nguyen offre à Roselyne Bachelot une boîte de macarons Jean Trogneux, du nom du célèbre confiseur picard, père de Brigitte Macron. Tout sourire, Roselyne Bachelot saisit son téléphone portable pour laisser un message : « Emmanuel, même en déplacement, je suis obligée de penser à toi ! Bisous. »
Puis elle se met à l’écart pour appeler Olivier Véran. « Je vais organiser une réunion ce lundi avec des responsables de musées et monuments. Cela aurait de la gueule de faire quelque chose ensemble. Bisous. » Elle raccroche, se persuadant de « tenir le bon bout », en ayant obtenu, pour la première fois, la participation du ministre de la santé pour évoquer les dispositifs sanitaires nécessaires en vue d’une réouverture.
A ceux qui s’interrogent sur son degré d’influence pour défendre le secteur culturel plongé depuis un an dans une crise sans précédent, Roselyne Bachelot veut prouver qu’elle est en contact direct avec les « poids lourds » de l’exécutif. « Avec Olivier Véran, je travaille en partenariat, avec Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, je mène un travail d’influence », résume cette femme aguerrie aux rouages politiques. « Je suis une combattante, martèle-t-elle. Je sais la colère, le désespoir, l’incompréhension du monde de la culture, je suis au cœur de cette tragédie. » Mais avec quelle marge de manœuvre ?
Voilà sept mois que l’ex-chroniqueuse sur France Musique et sociétaire des « Grosses Têtes » sur RTL a accepté, à 74 ans, de prendre les rênes de la Rue de Valois en pleine pandémie de Covid-19. Et voilà plus de cent jours que les lieux culturels (musées, monuments, cinémas, théâtres, salles de spectacle et de concerts) sont à l’arrêt, profondément meurtris d’avoir été classés « non essentiels ».
Alors forcément, on se pose des questions sur le poids politique d’une ministre confrontée à une situation totalement inédite. Et qui ne cesse, à défaut de donner de la visibilité sur un calendrier de réouverture, de plaider pour un « modèle résilient de fonctionnement des lieux culturels » dont on peine à comprendre le sens et les contours.
Le temps d’une semaine, Le Monde l’a suivie. Elle a accepté d’entrouvrir son agenda et les portes des salons du ministère où s’enchaînent rendez-vous, réunions et visioconférences. Une manière d’occuper le terrain, de « rester à l’écoute » en attendant une décrue du Covid-19.
Lundi 1er février : « Je milite pour la réouverture des musées »
« Et si on se commandait des cafés pour nous donner de la jambe ? », lance Roselyne Bachelot, tout de rose pâle vêtue. En ce lundi matin, dans le bureau de sa directrice de cabinet, Sophie-Justine Lieber, c’est « réunion agenda » avec son équipe rapprochée. Le planning de la semaine (où apparaissent des rendez-vous avec l’ambassadeur de France en Italie Christian Masset, l’écrivaine Leïla Slimani, le directeur de l’Opéra de Lyon Serge Dorny, etc.) s’étale sur une feuille A3.
Temps fort : un déjeuner le lendemain à Bercy avec Bruno Le Maire pour négocier de nouvelles mesures sectorielles. Au menu : budget, élargissement du fonds de solidarité, et s’assurer que, en cas de reconfinement, les librairies resteront ouvertes et les tournages, répétitions et résidences d’artistes seront maintenus. « Il faut que j’actionne le PR [président de la République] sur cette affaire. » Autre sujet brûlant : l’impatience des musées.
Une première tribune réclamant leur réouverture immédiate a été publiée dimanche 31 janvier dans Le Monde. « Je milite pour leur réouverture, dès que la situation sanitaire le permettra. Le texte prêche une convaincue. Est-ce un bon appui, cette pétition ? Stéphane Bern, Luc Ferry, je n’ai que des potes parmi les signataires ! Faut-il recevoir une délégation ? », demande la ministre. « Avec ce qui se passe en Italie où des musées rouvrent, c’est un bon timing », l’encourage son directeur adjoint de cabinet.
C’est l’heure de la réunion de cabinet. Dans le grand salon des Maréchaux, la ministre retrouve ses directeurs et conseillers sectoriels pour faire le point sur les dossiers en cours. « Les acteurs des arts visuels montent au créneau très fort », s’inquiète Roselyne Bachelot après l’appel au boycott du prochain Festival de la bande dessinée d’Angoulême.
« Les artistes-auteurs sont très éprouvés par la crise », confirme un membre de son cabinet. « Leur accès aux droits sociaux est vraiment défectueux. J’ai bon espoir que ce soit réglé rapidement », poursuit la ministre. A condition que la réunion interministérielle promise aboutisse. La Rue de Valois est plus que jamais tributaire du bon vouloir de Bercy et du ministère du travail.
Roselyne Bachelot : « Je plaide pour que la première étape de réouverture concerne les musées et les monuments, avant que les cinémas et les salles de spectacle puissent suivre »
Autre sujet d’inquiétude : les intermittents du spectacle. Face à une crise qui s’éternise, il faut tenter d’éviter la colère sociale et maintenir l’espoir. Pour gagner du temps, Roselyne Bachelot annonce qu’une mission est confiée à André Gauron. D’ici au 30 mars, ce conseiller, maître honoraire à la Cour des comptes, devra poser un diagnostic sur leur situation au-delà de l’année blanche. « Ce qui me mobilise, c’est d’éviter les trous dans la raquette comme on a pu le voir avec les guides-conférenciers », souligne la ministre. « Le nom d’André Gauron a plutôt rassuré les organisations syndicales », note sa conseillère sociale. Rare sujet de satisfaction : le lancement de la chaîne télévisée Culturebox destinée au spectacle vivant. « Merci, on a tordu la main de la technostructure, le projet a été monté à une vitesse extraordinaire », se félicite la ministre.
Quelques heures plus tard, Roselyne Bachelot a rendez-vous avec Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille, chargée d’une mission sur la politique de l’art lyrique en France. L’art lyrique, la passion de la ministre. Elle tient à être « informée de la progression des travaux » et n’espère « pas simplement un diagnostic mais des propositions opérationnelles ».
Elle a pointé quelques réactions de mécontentement sur les réseaux sociaux. Alors, elle donne un conseil à Caroline Sonrier en usant, comme elle aime le faire pour détendre l’atmosphère, d’une étonnante formule : « Comme mon grand-père le disait : mieux vaut avoir des gens dans sa tente et qui pissent dehors que l’inverse. »
Mardi 2 février : « Encouragez les festivals à programmer leurs événements »
10 h 30. Retour dans le salon des Maréchaux. Le cabinet est réuni au complet pour une visioconférence avec les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Sur deux grands écrans, apparaissent les visages de vingt-deux directrices et directeurs chargés de mettre en œuvre, sur les territoires, la politique ministérielle.
« Vous êtes en première ligne pour expliquer aux acteurs locaux les mesures prises de fermeture, ce qui n’est pas toujours évident, j’en conviens, lance Roselyne Bachelot. Mais la situation sanitaire est grave, les perspectives incertaines. »
La route va être très longue avant le retour à la normalité. « La visibilité de réouverture nécessite de pouvoir sortir de ce haut plateau supérieur à 20 000 cas de Covid par jour où nous nous situons. Le processus de réouverture sera ensuite nécessairement progressif. Je plaide pour que la première étape concerne les musées et les monuments, avant que les cinémas et les salles de spectacle puissent suivre », détaille la ministre. Seul élément rassurant : selon une récente étude du ministère, les établissements culturels recevant du public (ERP) « concerneraient au maximum entre 1,3 % et 2,2 % des déplacements en transports en commun habituels. Cela doit rassurer sur l’impact d’une réouverture sur la circulation du virus ».
Se refusant à imaginer un été sans festival, elle appelle les directeurs des DRAC à « encourager les responsables de festivals à programmer leurs événements, en dépit des incertitudes, et à les accompagner dans la mise en place de modèles plus sécurisés, avec des jauges réduites et des flux de circulation adaptés ». Quant aux expérimentations de concerts tests en jauge debout à Paris et Marseille, prévues en mars, elles sont suspendues « aux modalités scientifiques, sanitaires, juridiques et pratiques » discutées avec le ministère de la santé mais aussi au feu vert des préfectures concernées.
Surtout, Roselyne Bachelot enjoint à ses interlocuteurs d’« exécuter le plan de relance » en identifiant les projets à financer dès cette année. « Il faut veiller à l’exécution très rapide des 460 millions d’euros de budget pour empêcher d’éventuelles réallocations au bénéfice d’autres ministères », prévient-elle.
Entravée par la crise sanitaire, elle doit malgré tout mener à bien la promesse présidentielle d’un Pass culture pour les jeunes de 18 ans. « Vous devez convaincre tous les acteurs culturels, y compris – et peut-être surtout – les plus petits d’entre eux, de rejoindre l’aventure du Pass culture. Sa généralisation ne sera une réussite que si son offre reflète la diversité de la vie culturelle de chaque territoire », insiste-t-elle auprès des DRAC.
Pour conclure, Roselyne Bachelot aborde « un sujet qui [lui] tient particulièrement à cœur : la lutte contre les violences et le harcèlement à caractère sexuel et sexiste. Nous devons être exemplaires en la matière. Continuez à encourager les victimes à sortir du silence ».
Jeudi 4 février : « Résilient, ce n’est peut-être pas le bon mot »
Roselyne Bachelot reçoit dans son bureau, prenant plaisir à montrer son nouvel aménagement. Elle a fait venir du Mobilier national un ensemble signé du designer Pierre Paulin, bureau (qui fut celui de François Mitterrand lors de son second septennat), buffet et table basse laqués bleu avec des filets d’aluminium roses. « Je trouve cela assez féminin », dit-elle.
Comment s’est passé, la veille, son déjeuner avec Bruno Le Maire ? « Pas mal », dit-elle en souriant. Mais elle nous interrompt très vite lorsqu’on lui demande comment...
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