Passé l’humour cinglant des propositions, celles-ci rappellent un fait assez peu connu, bien loin du fantasme qui accompagne généralement l’art contemporain, écrasé par les figures surplombantes du marché : c’est sous le signe d’une grande précarité que vivent aujourd’hui une très large majorité des plasticiens et des auteurs en France. La réalité brutale du secteur, qui a vu le nombre des plasticiens augmenter de 30 % entre 1991 et 2014, affiche désormais un baromètre effrayant, avec 53 % des artistes auteurs vivant en dessous du seuil de pauvreté, contre 8 % dans le reste de la population. En l’espace de quelques années, les artistes sont devenus des «travailleurs et travailleuses de l’art», rappelant, comme le résume le sociologue Laurent Jeanpierre, qu’«un artiste est toujours plus qu’un artiste. C’est un régisseur, un curateur, un monteur d’expositions, un enseignant, un créateur en école, en hôpital, en prison…»
«Etre artiste est une fonction sociale»
Autre cliché auquel il faut tordre le cou : très peu d’artistes vivent des ventes de leurs œuvres. Et de fait, rappelle dans La Belle Revue Barthélémy Bette, auteur d’une thèse sur «l’art contemporain au travail», «Les artistes sont la seule population dont la rémunération n’est pas liée au temps de travail mais uniquement au succès. C’est-à-dire qu’ils sont payés en fonction de ce qu’ils vendent». «En matière d’art, la propriété prévaut sur le travail», résume habilement Aurélien Catin, auteur d’un petit essai passionnant et en libre circulation intitulé Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique.
Une nouvelle génération d’artistes, beaucoup plus politisée, née sur les décombres de Nuit debout et de la mobilisation contre la loi travail en 2016, et réactivée en 2019 autour de la réforme des retraites avec la création du mouvement Art en grève, tempête désormais qu’il faut en finir avec ce leurre de la «visibilité», qui consiste à faire croire aux artistes que leur rétribution, c’est de pouvoir montrer leur travail et à lui donner ainsi plus de valeur. Si aujourd’hui, peu d’institutions oseraient sauter par-dessus la case des «fees», ces fameux honoraires pour les artistes déconnectés du budget de production, on a vu se dessiner dans le milieu de l’art une fracture générationnelle entre certains diffuseurs qui se désolent de la monétarisation à outrance des échanges et s’affolent de voir l’artiste perdre sa liberté et de sa superbe, et d’autres qui, dans le sillage de Barthélémy Bette, estiment que «remettre en cause cette idée commune que “l’art ce n’est pas du travail” ne veut pas dire que l’activité artistique est un travail comme un autre, mais plutôt qu’être artiste est une fonction sociale comme une autre et qu’à ce titre elle peut prétendre aux mêmes droits politiques».
«Nous avons édité une charte des bonnes pratiques fin 2018, assortie d’une première grille de rémunération à laquelle beaucoup d’institutions se sont référées», commente Sophie Kaplan, directrice de La Criée à Rennes et codirectrice de DCA, la fédération des centres d’art en France, avant d’indiquer que ce sont des «minima» qui ont été établis pour prendre en compte la disparité des budgets des centres d’art. Car, entre le Palais de Tokyo dans le XVIe arrondissement de Paris et le Creux de l’enfer à Thiers, pourtant tous deux adhérents au réseau, il y a un monde. D’où la nécessité, comme le rappelle Sophie Kaplan, d’attirer parallèlement l’attention des tutelles pour accompagner budgétairement ces mutations.
«Le droit de se planter»
Mais derrière ces changements en cours et qui, au fond, ne règlent que la partie immergée de l’iceberg (si l’on se rappelle que l’exposition et la production d’œuvres sont la plupart du temps portion congrue de l’activité, et donc des revenus, d’un artiste), c’est plus largement une révolution idéologique qui est en cours. Qui consiste à repenser le statut même de l’artiste.
Et ils sont de plus en plus nombreux à se pencher sur la question. Aux côtés des organisations historiques comme le Caap ou la Fraap, dont les acronymes font bégayer le double «A» des artistes auteurs (qui depuis 1975 dépendent conjointement d’un régime spécial adossé au régime général de la sécurité social ouvrant des droits en matière d’assurance maladie, de congés paternité ou maternité, mais pas d’assurance chômage ou de congés payés par exemple), on a vu apparaître ces dernières années d’autres structures comme le syndicat des travailleurs artistes auteurs (Staa) pour qui la pandémie est un révélateur de plus de la grande précarité du milieu. Ou encore Economie solidaire de l’art dont la page Facebook réunit aujourd’hui près de 17 000 adhérents, et La Buse, version féminine de l’abus, qui s’est d’abord intéressée aux pratiques abusives dans le champ de l’art en termes managériaux et s’est penchée dans la foulée sur la rémunération des artistes et leur statut. En Suisse, l’association Wages for Wages Against, cousine de l’historique W.A.G.E née en 2008 à New York, porte peu ou prou les mêmes combats. «Nous souhaitons ouvrir le champ aux individus qui n’ont pas les moyens de travailler gratuitement, et permettre aux pratiques non-commerciales de s’épanouir», est-il écrit en préambule sur leur site. Tous s’accordent aussi pour dénoncer les tâches administratives qui incombent aux artistes et les transforment en tour-opérateur ou en PME – demandez à n’importe quel jeune artiste le temps qu’il consacre à monter des dossiers, répondre à des appels à projet ou à résidence, la réponse sera édifiante.
Membre de la Buse, Aurélien Catin est sans doute celui qui pousse le curseur le plus loin, en prêchant pour un salaire à vie. «On peut considérer que la politique culturelle très active de Jack Lang dans les années 80 (avec la création des Fracs, de nombreuses résidences etc.) a masqué la non-construction d’une condition sociale des artistes dans le champ des arts plastiques, décrypte-t-il. Une fois que l’Etat s’est retiré, on voit le résultat, on se rend compte qu’on n’a rien construit.»Aujourd’hui, il préconise dans un premier temps un élargissement de l’intermittence qui offrirait une continuité du salaire entre deux cachets. Même s’il reconnaît que «le rapport de force ne penche pas aujourd’hui du côté d’une extension de l’assurance chômage», il estime que le blocage est politique et non pas structurel : «Nous défendons un statut de l’artiste qui donne le droit à l’errance, le droit de se planter, c’est indispensable pour les artistes.»
Abonder un fonds
Du coté d’Economie solidaire de l’art, on se veut plus pragmatique. Estimant qu’il y a trop de disparités d’une vie d’artiste à une autre, et que par ailleurs ces mêmes artistes génèrent une économie florissante, ils défendent la création d’un fonds de soutien alimenté par une ponction «quasi indolore» sur les billetteries des musées publics et privés, sur les salles de ventes ou les banques d’images pour abonder un fonds au service des artistes. «On pourrait aussi imaginer que la Fiac flèche une partie de son ticket d’entrée pour alimenter ce fond», avance Pierre-Nicolas Ledoux, qui alerte : «Il y a un autre gros sujet qui se profile à l’horizon, toute cette génération qui va arriver à la retraite, des artistes qui ont bricolé toute leur vie…»
Il faut créer un «alambic qui fasse remonter une partie de cette valeur vaporeuse jusqu’aux artistes» estiment de leur côté le sociologue Grégory Jérôme, l’économiste Dominique Sagot-Duvauroux et le codirecteur du centre d’art rennais 40mcube, Patrice Goasduff, qui expérimente depuis près de huit ans la formation longue «Generator» destinée à accompagner les artistes en matière de comptabilité, de contrat, de méthodologie et de mise en réseau. Constatant que le tourisme et l’immobilier bénéficient indirectement du travail des artistes, ils proposent la création d’une redevance qui financerait une aide automatique de 300 euros par mois (durant trois ans, renouvelable si éligibilité) versée aux quelque 40 000 artistes auteurs (sur plus de 200 000 affiliés) dont les revenus correspondent à 900 fois le smic horaire, soit 9 513 euros, seuil qui tacitement a été retenu comme critère de professionnalité. Vous suivez ? En clair, cette «allocation de recherche» permettrait aux artistes de moins recourir aux activités dites secondaires ou alimentaires...