
ENQUÊTE - Alors que le groupe ukrainien Kalush Orchestra vient de remporter l’Eurovision, nombreux sont les danseurs, chanteurs ou comédiens qui se mobilisent pour défendre leur pays depuis l’invasion russe. À Paris et en province, ils sont accueillis provisoirement par des conservatoires ou des troupes avec l’espoir, pour certains, d’être fermement engagés.
«Je retrouverai toujours mon chemin vers la maison, même si toutes les routes sont détruites.». Avec ces paroles frappantes, le groupe ukrainien Kalush Orchestra a remporté samedi le grand prix de l’Eurovision. C’était attendu. Depuis le début de la guerre, un front de la culture s’est ouvert, largement soutenu par une Europe qui essaie d’accueillir au mieux les artistes ukrainiens. Au début, il s’agissait juste de femmes en quête d’un emploi à l’Ouest, pour faire vivre les hommes interdits de sortie et la famille restée au pays. Depuis quelques semaines, le président Zelensky autorise également les hommes à venir exercer leur art à l’Ouest. À condition qu’il serve le nationalisme ukrainien, voire apporte des rentrées financières. Et que les hommes s’engagent à rentrer au pays pour rejoindre le front, ainsi que va le faire le groupe Kalush Orchestra, vainqueur à l’Eurovision.
La France de la culture se mobilise depuis le début pour accueillir ces artistes dont les vies sont en miettes. Le 23 février, à Kiev, Polina Lebedieva félicitait ses musiciens pour leur dernière répétition du concert prévu le 26. Le 24, la chef de 21 ans assistait au début de la guerre: «Le gouvernement nous avait donné des consignes: avoir son passeport et une valise préparée. Nous avions nos passeports, mais toujours trouvé plus urgent que de faire la valise. Dehors, la ville était bloquée par les embouteillages. Le deuxième jour, les troupes étaient dans la banlieue de Kiev, on ne pouvait plus partir. Nous sommes restées huit jours avec ma mère, à monter et descendre au cri des sirènes, entre l’appartement et le garage qui nous servait d’abri antibombes.»
Le 1er mars, elles sont averties qu’un train fantôme part pour la Pologne. «J’ai rempli une valise, confie Polina. J’ai pris ma baguette préférée. Le train était bondé, il y avait des gens sur le sol et jusque dans les bannettes à bagages. On longeait la frontière biélorusse. Il ne fallait pas nous faire repérer. On circulait très lentement, sans lumière, sans portable. À bord, des familles, des enfants, des chiens, des chats mais pas un bruit. On a mis deux jours à rejoindre la Pologne. Dans le centre de réfugiés, j’ai commencé à envoyer des textos aux écoles de musique en Europe.» Lesquelles s’organisent alors pour accueillir des réfugiés.
Bébé sous un bras, violoncelle sous l’autre
À Paris, le Conservatoire national supérieur de musique et de danse (CNSMDP) met en ligne un formulaire le 16 mars. Polina le remplit. Elle comptera parmi les 4 musiciens et les 6 danseurs auxquels la maison a déjà ouvert ses portes. «Nous demandons aux candidats des vidéos, nous les avons regardées mais pas dans une optique de sélection», dit Cédric Andrieux, directeur de la danse au CNSMDP. Au Ballet de Toulouse, ville jumelée avec Kiev, Kader Belarbi est assailli de demandes: «Une vingtaine depuis mars. Des Ukrainiens qui fuient la guerre, des Russes, notamment homosexuels, qui fuient le régime, et aussi des étrangers, qui dansaient en Russie. Ils ont leur jean et leur passeport, parcourent l’Europe d’audition en audition.» La situation est plus difficile pour les comédiens. Mais la musique et la danse, voire le cirque, langages universels, permettent de tenter sa chance comme artiste hors des frontières.
«Dès le début du conflit, on s’est demandé comment accueillir ici des musiciennes, dit Sarah Koné, à la Philharmonie de Paris. J’ai retrouvé par Instagram Anna Stavychenko, directrice déléguée du Kiev Symphony Orchestra. Elle avait tout de suite quitté l’Ukraine pour chercher qui accueillerait les musiciennes de sa formation. On a élargi à l’ensemble des orchestres ukrainiens . Les musiciennes cherchent du travail pour partir et faire vivre leur famille. Il leur est plus facile de trouver des ménages que des places de tuttistes dans un orchestre.» Anna et Sarah ont tôt fait de convaincre l’Orchestre de Paris de prendre cinq musiciennes. De là, elles contactent les autres orchestres de France et d’Europe et montent une plateforme qui recense les besoins de chacun, pupitre par pupitre. «Dans tous les orchestres, on fait appel à des musiciens supplémentaires. Or les Ukrainiens sont réputés, notamment pour les cordes», explique Sarah Koné.
Les orchestres nationaux de Lyon, Lille, Metz, des pays de Savoie, de l’Opéra de Paris en prennent chacun deux ou trois. Ceux de Toulouse, de Picardie, du Luxembourg, d’Avignon ainsi que Jordi Savall réfléchissent encore… Depuis début avril, les filles arrivent. Chaque visage porte un récit. L’une a traversé la frontière à pied avec son chat ; une autre avec son bébé sous un bras, son violoncelle sous l’autre. Une autre enfin, en arrivant dans l’auditorium, a marché vers l’instrument qu’on lui avait préparé, l’a accordé et sans regarder personne s’est mise à jouer. «Il est si important dans cette période où nos émotions sont à vif d’avoir notre art pour les exprimer», souligne Justinia, élève danseuse au CNSMD.
«Une guerre culturelle»
L’accueil se passe bien, en internat, ou bien chez des mécènes ou des confrères. «Depuis le début du conflit, on cherchait à aider sans savoir comment. Quand la Philharmonie nous a contactés, c’était une évidence», raconte Nelly Morizot, qui loge une musicienne depuis le 4 avril. Tact et gratitude des deux côtés. Nelly Morizot poursuit: «Je la laisse parler sans poser de question. Sa famille est restée en Ukraine, elle redoute les mauvaises nouvelles.» Artiste ou non, chaque Ukrainien reste rivé à son téléphone…
Être accueilli reste plus simple que d’arriver! Les frontières sont bloquées par des files de voitures soumises aux contrôles aléatoires. «Les douaniers cherchent les déserteurs», dit Anna Stavychenko. Les hommes n’ont pas le droit de quitter le pays. «Notre président vient cependant d’ouvrir un front culturel , ajoute Anna, heureuse que l’Orchestre symphonique de Kiev vienne de se reformer pour une tournée. Un artiste professionnel peut se produire à l’étranger: jouer notre répertoire, c’est représenter notre pays.» «J’ai ma permission de sortie, mais si le pays mobilise parce que nous sommes envahis, j’irai au front , confie, depuis Paris, le baryton de Marioupol Igor Mostovoi, 28 ans, passé par l’Opéra Studio de Strasbourg. Je suis engagé dans une guerre culturelle. Je donne des concerts de solidarité au profit de l’Ukraine. C’est aussi l’occasion de faire découvrir les artistes de mon pays: Leontovich, Skoryk, Lyudkevych, Pankevych, Hulak-Artemovsky, Kosenko, Stetsenko, Barvinsky… En Ukraine, on a toujours chanté les compositeurs russes. Mais en Russie, à part Tarass Boulba, de Lyssenko, on n’a pas beaucoup entendu d’Ukrainiens.»
Le nationalisme réveillé par la guerre oblige à réviser l’histoire. Tatiana Gazizova, jeune professeur de danse, en attente de visa pour aller enseigner au Canada, regarde sans en perdre une miette les cours du CNSMD. «L’école de danse en Ukraine vient de la technique Vaganova de Saint-Pétersbourg. Je me dis qu’il est temps d’inventer la nôtre», dit-elle. Le metteur en scène Vlad Troitskyi mise, lui, sur le pouvoir émotionnel du spectacle pour porter une parole politique. Il est venu en France avec le célèbre groupe DakhaBrakha, en asile au Monfort Théâtre, à Paris, et les Dakh Daughters, accueillies à Dieppe. Les deux ensembles de chanteuses utilisent comme une arme le folklore revisité à la rage. «Je viens d’écrire pour les Dakh Daughters un nouveau spectacle, Danse macabre, autour du personnage de Job: il faut continuer à croire dans la vie même lorsqu’on a tout perdu!», dit Vlad, qui travaille avec ferveur sur un projet plus vaste encore, The Nuremberg Project. Putler qui croisera «le nazisme d’Hilter et celui de Poutine pour alerter sur le réél danger de ce qui se passe».
Cours de français
Et l’an prochain? Aucune des artistes ne pense revenir au pays. «J’aimerais retourner pour voir ma famille mais je ne vois pas comment y rester, regrette Katerina Khudiakova, 42 ans, violoniste à l’Orchestre de Paris, qui jouait dans l’ensemble national des solistes de la Kiev Kamerata. Comme je ne veux pas peser, je vais candidater aux concours de recrutement lancés par les différents orchestres français pour essayer d’avoir un poste.» Au Conservatoire, les élèves arrivées ce printemps ont le droit de candidater à l’examen pour intégrer le cursus. «Elles sont hypermotivées. Leur présence crée un lien particulier entre nos élèves», selon Cédric Andrieux. «Les quatre filles que nous accueillons à l’École de danse de l’Opéra de Paris ont des cours de français en commun avec les élèves du Conservatoire , précise Élisabeth Platel, directrice de l’école. Elles ont un statut de protection temporaire valable un an et renouvelable trois ans.» Le ministère de la Culture a, en effet, déployé des mesures particulières pour faciliter l’accueil.
Dans l’épopée tragique des artistes ukrainiens en France, le cas du City Ballet de Kiev semble une aventure à part. Cette compagnie privée présentait un Casse-Noisette pour enfants au Casino de Paris lorsque la guerre a éclaté. Le 3 mars, Anne Hidalgo leur a ouvert les portes de ses théâtres...
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