Abattement de courte durée pour nos musiciens, ensembles, festivals, orchestres et théâtres à l'heure où la France se reconfine. Chacun semble prêt à poursuivre l'activité sans public physique, mais en ligne... à condition que les ouvertures de lieux, et surtout les financements, soient au rendez-vous.
On pouvait craindre le découragement d'artistes, administratifs et techniciens épuisés par la mise en œuvre, à la rentrée, de protocoles de travail et d'accueil qui ont fait des salles de spectacles un modèle de sécurité sanitaire reconnu au plus haut niveau de l'Etat. S'attendre à un profond sentiment d'injustice de ne pas bénéficier à ce titre d'un régime dérogatoire au reconfinement - la maire de Paris, Anne Hidalgo, a d'ailleurs plaidé pour que les établissements culturels restent autorisés à ouvrir et accueillir le public. S'ils n'excluent pas de formuler cette demande dans les semaines qui viennent, en fonction de l'évolution de l'épidémie, les professionnels du secteur musical classique n'en font toutefois pas une priorité. Ils témoignent plutôt d'un mélange de résignation et de réalisme face aux annonces du président de la République mercredi 28 octobre et du Premier ministre le lendemain.
« La déception est immense, mais l'urgence de santé publique s'impose à tous, alors que les hôpitaux risquent d'être saturés de malades », estime Aurélie Foucher, déléguée générale du syndicat d'employeurs Profedim (ensembles, festivals, centres de créations, compagnies lyriques...). « Il faut être honnête : le couvre-feu nous avait déjà poussés aux limites de nos capacités d'adaptation, même si nous nous sommes tous réorganisés en conséquence. Aussi sûres que soient les salles, quel public pouvons-nous raisonnablement y attirer alors qu'il est demandé de restreindre toute vie sociale et que les attestations pour sortir de chez soi sont de retour ? Les aides publiques n'ont-elles pas vocation à soutenir l'activité artistique en touchant des auditoires plus larges ? »
« La création artistique continue de vivre »
L'espoir est venu d'une petite phrase de Jean Castex au matin du 29 octobre, développée par Roselyne Bachelot lors de la conférence de presse donnée le soir par le gouvernement - signe fort, la ministre de la Culture faisait partie de ses rares membres appelés à s'exprimer directement, aux côtés de ses collègues de l'Education nationale, du Travail, de l'Economie et de la Santé. « Certaines activités professionnelles peuvent continuer dès lors qu'il n'y a pas de public [...]. Concrètement, la création artistique continue de vivre : les tournages, les répétitions de spectacle à huis-clos, les enregistrements et captations des œuvres sans public sont tout à fait possibles. »
Il n'a pas fallu vingt-quatre heures pour voir les propositions pousser comme des champignons après l'averse. L'une des plus ambitieuses a d'ailleurs eu les honneurs du discours de la ministre : le maintien de la production d'Hippolyte et Aricie de Rameau, mise en scène par Jeanne Candel et dirigée par Raphaël Pichon à l'Opéra Comique, pour une diffusion le 14 novembre sur la plateforme numérique Arte Concert et sur les ondes de France Musique. « Le travail de répétitions était de toute façon engagé depuis un mois, et nous avions évidemment envisagé l'hypothèse de ne pas être autorisés à accueillir de public », précise Olivier Mantei, directeur du théâtre. « Continuer est un acte de foi, mais aussi un travail de préparation minutieux. Autant j'étais réservé sur la politique de tests tant que les résultats mettaient des jours à être communiqués, autant ils sont devenus un véritable outil maintenant qu'ils sont connus rapidement. En septembre, nous avions été contraints d'annuler les représentations du Bourgeois Gentilhomme de Molière et Lully dans la production de Jérôme Deschamps. Aujourd'hui, un cas positif peut être immédiatement isolé, et nous n'avons eu à déplorer aucune chaîne de transmission. Les répétitions se font avec le masque au moins jusqu'à la générale piano et sans doute au-delà, chacun étant par ailleurs appelé à la plus grande vigilance à l'égard des gestes barrières. Le double cast ne doit pas se croiser. Bref, nous faisons le maximum afin d'arriver à bon port, avec l'objectif de proposer non seulement une captation classique, mais aussi un film plus élaboré ajoutant le rendu des coulisses, qui pourra faire l'objet d'une diffusion télévisée et d'une édition. »
Maintenir le lien avec le public
D'autres théâtres lyriques pourraient bientôt lui emboîter le pas (Bordeaux annonce son Pelléas et Mélisande vu par Philippe Béziat et Florent Siaud et dirigé par Pierre Dumoussaud). Les concerts filmés, donnés par des formations symphoniques, ensembles orchestraux ou de chambre et solistes, que leur configuration immobile rend beaucoup plus facile à gérer d'un point de vue sanitaire, pourraient aussi être nombreux ; et les projets de formation et de médiation plus encore, portés par des conservatoires qui ont déjà expérimenté au printemps l'enseignement en ligne. La finalité est bien entendu de maintenir le lien avec le public (ou les étudiants), alors que les professionnels redoutent que celui-ci peine à retrouver le chemin des salles, après bientôt huit mois d'activité empêchée ou très réduite, et devant une période de confinement-déconfinement dont la durée et les modalités sont difficiles à prévoir aujourd'hui. Mais la question de la préservation du capital artistique et humain, pour adopter un angle économique, ou celle du maintien à niveau des interprètes, pour faire simple, revêt aujourd'hui une importance accrue.
« Quand les théâtres ont fermé en mars, peu d'entre nous imaginaient qu'ils n'auraient pas retrouvé le plateau aujourd'hui », souligne la soprano Chantal Santon Jeffery, s'exprimant au nom du collectif des chanteurs lyriques Unisson. « La reprise très limitée à la rentrée est loin d'avoir donné cette chance à tous. Et cette nouvelle fermeture sans réelle échéance laisse planer le risque de ne pas retrouver le public avant l'année prochaine, avec peut-être une levée tellement progressive des restrictions que le volume d'emploi resterait très réduit en 2021. Les conséquences financières seraient évidemment catastrophiques pour les artistes, même si la France a déjà tendu des filets de sécurité remarquables, mais encore loin de régler tous les problèmes -entre l'indemnisation très imparfaite des contrats déjà annulés, celle qui devra être discutée pour ceux à venir, et plus généralement l'absence d'engagements dans ce contexte d'incertitude. L'impact sur notre capacité physique à bien faire notre métier est plus dévastateur encore, que nous soyons expérimentés, avec par conséquent la nécessité de faire travailler des muscles qui vieillissent, ou émergents, avec le besoin de les développer ».
Phénomène de repli sur soi
Sa collègue au sein du même collectif, la jeune soprano Melody Louledjian, précise : « Depuis la fin de l'hiver, je répète tous les jours dans une petite pièce, où il est très difficile de travailler la projection nécessaire dans un théâtre ou un auditorium. Il y a un danger sérieux de désapprendre certaines bases de notre métier. S'y ajoute le phénomène de repli sur soi, dans le cocon de son appartement et de son enveloppe corporelle, mortifère pour tout un chacun, mais parfaitement antinomique avec la raison d'être des artistes, qui est justement le dépassement du corps par le spirituel. » Et ce qui est vrai pour les chanteurs l'est évidemment aussi pour les danseurs, mais aussi pour les instrumentistes.
Retour, donc, à la case on line. Mais où ? Pour quelle proportion d'artistes ? Avec quels moyens ? Et pour combien de temps ? Lors du confinement de printemps, d'innombrables musiciens avaient nourri la relation avec leur public au moyen de petites vidéos privées filmées chez eux - bénévolement, bien entendu. La réouverture des salles en mai et juin, devant des fauteuils vides, avait vite montré les limites de l'exercice : il n'existe pas, à ce jour, d'économie permettant de payer les artistes invités sans l'apport de la billetterie, au-delà de quelques « coups » très ponctuels. « Nous faisons un pari », reconnaît Olivier Mantei. « Les fonds d'urgence alloués par le ministère de la Culture en septembre à l'Opéra Comique, qui n'avait pas bénéficié du chômage partiel, permettent d'éviter la catastrophe sur l'exercice budgétaire 2020. Il est donc logique qu'ils servent à maintenir une production déjà lancée. Tout cela est un équilibrage complexe entre les diminutions de dépenses et ces recettes de compensation, mais pour être tout à fait honnête, je ne peux pas encore garantir que le compte y sera, et surtout que nous pourrons envisager d'autres opérations de ce type si des aides supplémentaires ne sont pas accordées ».
Mécanismes pérennes
Les regards se tournent évidemment vers le Centre national de la musique, auquel le ministère de la Culture a accordé, depuis le début de la crise, plus de 400 millions d'euros de dotations supplémentaires. Celles-ci sont réparties sur les trois exercices 2020 à 2022, et fléchées entre fonds d'urgence, mécanismes de compensation des billetteries et dispositifs d'aide à la reprise - mais les musiques actuelles s'y taillent pour l'heure la part du lion, les critères permettant d'intégrer producteurs et programmateurs classiques étant en cours d'élaboration. « Il faut apporter de front la réponse à l'urgence et mettre sur pied des mécanismes pérennes », explique Aline Sam-Giao, directrice de l'Auditorium et de l'Orchestre national de Lyon, qui participe à ces travaux en tant que vice-présidente du syndicat d'employeurs des Forces musicales (théâtres lyriques et orchestres permanents). « Dans l'immédiat, redéployer une activité conséquente pour les captations, le on line, les radios et télévisions et l'édition discographique suppose d'agir sur l'aide au projet pour les producteurs, qui vont appliquer le principe du ruissellement en redistribuant ces apports aux prestataires et aux artistes, sans abandonner le soutien à l'emploi pour les projets annulés. Le secteur culturel doit, selon le ministère du Travail, continuer à bénéficier de l'activité partielle jusqu'au 31 décembre. C'est un élément rassurant, même s'il sera probablement nécessaire d'aller bien au-delà. En revanche, les établissements publics et régies directes, soit la majorité des Opéras et des orchestres français, demeurent exclus de ce dispositif, ce qui les fragilise de plus en plus à mesure que le temps passe, et compromet leurs capacités d'investir sur les projets sans public dans la salle. »
En dépit de toutes les bonnes volontés qui s'expriment aujourd'hui, difficile donc de prévoir l'ampleur des reports sur le on line. « D'autant qu'aux discussions sur le financement des coûts artistiques s'ajouteront celles relatives aux coûts techniques, sur lesquels le Centre national du cinéma et l'audiovisuel public doivent s'engager sur des bases beaucoup plus volontaristes que d'habitude », rappelle Aurélie Foucher. « Il faut aussi que les lieux soient largement mis à disposition pour les répétitions et captations, alors que certaines institutions nationales comme le Louvre interdisent l'accès à leur auditorium, et que les collectivités territoriales paraissent frileuses, le Théâtre du Châtelet ayant déjà annoncé son intention de fermer ».
Les journées à venir diront si la maire de Paris joint les actes à la parole. Et si l'Etat incite Radio France à une large ouverture de l'auditorium, alors que Sibyle Veil, PD-G de la société, joue la carte de la prudence après les nombreux cas de contamination en octobre au sein des équipes de la maison ronde. Il faudra, en revanche, plusieurs mois pour faire un premier bilan de la question à laquelle personne...
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