Entre fatalisme, colère, peur de l’avenir et envie d’y croire, les artistes et acteurs du monde culturel affrontent une nouvelle période de salles vides.
Rideau. Comme au mois de mars, lors du premier confinement, les salles de concerts, les musées, les théâtres, les bibliothèques et les cinémas vont à nouveau fermer leurs portes à partir du vendredi 30 octobre suite aux annonces d’Emmanuel Macron pour tenter d’endiguer l’épidémie de Covid-19.
Après une reprise, très partielle et avec des jauges réduites depuis l’été, c’est un nouveau coup dur pour un secteur culturel déjà passablement fragilisé par les reports de tournées, les annulations de festivals et récemment par le couvre-feu. Témoignages.
« J’ai le sentiment de vivre un jour sans fin »
Nora Hamzawi, comédienne et humoriste
Nora Hamzawi aurait dû jouer son nouveau spectacle aux Folies-Bergère en avril. Le premier confinement a mis fin à l’aventure. « Nous avions décalé les dates en octobre au Casino de Paris. Mais l’obligation de réduire la jauge pour respecter la distanciation physique nous a obligés à redécaler la programmation en février 2021. Pourra-t-on jouer à cette période-là ? J’ai le sentiment de vivre un jour sans fin », témoigne la comédienne et humoriste, qui excelle dans l’observation des névroses de sa génération. Depuis la mi-mars, elle n’a été sur scène que cinq soirs à Paris et trois soirs en tournée, alors qu’elle avait quinze dates par mois prévues à son planning. « Zone verte, zone rouge, changement d’horaire à cause du couvre-feu, j’ai tout expérimenté dans ce chaos sanitaire », témoigne cette trentenaire en pleine ascension ces dernières années, grâce au succès de son one-woman-show et à sa prestation remarquée dans le film Doubles vies, d’Olivier Assayas.
Depuis la mi-octobre, après sept mois d’arrêt, Nora Hamzawi est remontée quelques fois sur scène au théâtre parisien Le République : « J’ai vécu une communion très forte avec le public. On ressent à quel point nous étions tous en manque de réel et de relation. Il faut s’interroger sur ce que serait une société sans tout cela… »
L’annonce du couvre-feu à 21 heures l’a mise « très en colère. Les incohérences, les demi-mesures m’agacent. Les salles de spectacle ont un protocole sanitaire strict, contrôlable et respecté par les spectateurs », insiste-t-elle. Quant au soutien financier promis par le gouvernement au secteur culturel, la comédienne a du mal à y voir clair. Coproductrice de son spectacle, elle a créé une petite société et n’a pas le statut d’intermittente. « Je suis un peu comme une auto-entrepreneuse. Pour l’heure, je n’ai reçu aucune aide. » Malgré tout, Nora Hamzawi dit « garder le moral. Je ne suis pas la plus à plaindre. Mais on ne peut plus rien anticiper, tout n’est que spéculation. Si ça trouve, on ne pourra pas rejouer avant l’automne prochain… » Sandrine Blanchard
« J’espère qu’on sera tous aidés de la même manière »
Firmin Gruss, directeur de la compagnie Alexis Gruss
La voix est nette ; le ton, vigoureux. Rien ne semble devoir entamer le moral de Firmin Gruss, directeur de la compagnie Alexis Gruss. « On est bien obligé de rester positif, affirme-t-il. On ne peut pas faire autrement que travailler lorsqu’on a cinquante chevaux qui nous imposent leur rythme et qu’il faut nourrir et une équipe de quatre-vingts personnes avec nous. »
De retour à Paris, comme tous les ans depuis plus de quarante ans pour la saison hivernale, la troupe familiale a planté sa toile de 3 000 places dans le bois de Boulogne. En haut de l’affiche, une nouvelle production intitulée Les Folies Gruss, avec laquelle l’enseigne équestre bien connue compte attirer les spectateurs.
Sauf que depuis le 17 octobre, jour de lancement de ce nouveau spectacle ambitieux, les obstacles s’accumulent. Les premières ont été annulées à cause de l’interdiction d’ouvrir faite aux chapiteaux. « On a été mis au même rang que les bars, les restaurants, alors que le chapiteau est un lieu de spectacle, s’agace Firmin Gruss. Les pouvoirs publics ont du mal à comprendre ce qu’est un chapiteau mais heureusement, l’interdiction a été levée. Nous avons tout de même pu jouer, enfin, le 24 octobre. » Dans un contexte, évidemment, pas optimal, compte tenu des mesures sanitaires.
« Sur les 3 000 billets, nous ne pouvons en vendre que 1 000, poursuit-il. Par ailleurs, alors que, d’habitude, les spectateurs se projettent et achètent leurs tickets pour Noël et le 31 décembre, là, ils font des réservations de dernière minute. Mais on a appris à s’adapter aux tempêtes, aux attentats, aux “gilets jaunes”, aux grèves… On a démarré avec 400 personnes et nous en sommes, mardi 27 octobre, à 250. » Les chiffres tombent et font mal.
Le retour au confinement, Firmin Gruss avait du mal à l’envisager. « On ne peut en vouloir à personne, ajoute-t-il. Ce qui est rassurant, c’est de voir comment la ministre de la culture Roselyne Bachelot se bat. Et on est tous dans le même bateau : les théâtres, les opéras, les chapiteaux… J’espère seulement qu’on sera tous aidés de la même manière. En tout cas, s’il y a une chose que nous ne perdrons pas pendant cette période, quoiqu’il arrive, c’est notre travail qui définit notre liberté. » Rosita Boisseau
« Un confinement total, c’est la mort ! »
Laurence de Magalhaes, codirectrice du Monfort
Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel semblent inséparables, à la ville comme au théâtre Le Monfort, qu’ils codirigent depuis 2008. Mais là, Stéphane préfère ne pas parler. Tout cela lui pèse. « Ce n’est pas facile, explique Laurence, cette situation met tout le monde sous tension, dans un état de fatigue, de stress, même les plus résistants, les plus forts. »
Pourtant, la voltige, Stéphane Ricordel connaît. Autrefois, du haut des trapèzes de la compagnie Les Arts Sauts, il rattrapait ses camarades qui s’élançaient dans les airs. « On a eu une année compliquée entre les grèves, les “gilets jaunes”, et enfin le confinement. Un trou de 300 000 euros de billetterie. Pour nous, c’est énorme. Or, depuis la réouverture en septembre, on était sur une bonne dynamique. Comme un acte militant, on a vu le public revenir, et malgré nos jauges limitées à un tiers de salle, on a fait un 100 % sur tous les spectacles, avec des listes d’attente chaque soir. On repartait sur une belle pente. »
Voilà qu’on annonce le couvre-feu à 21 heures. Le théâtre s’adapte. Ils modifient les horaires pour jouer plus tôt. « Et là encore, les gens ont suivi, ils se sont reportés… Il fallait absolument rester ouvert, quoi qu’il arrive, pour les artistes d’une part, qui ont besoin de jouer. Pour le public ensuite, qui a soif de culture. Il n’y a aucune raison, aujourd’hui, de fermer nos théâtres. Aucun cluster n’est venu de là. »
Aussi, alors qu’on attendait les annonces du gouvernement avec inquiétude, l’idée même d’un couvre-feu à 19 heures et d’un confinement le week-end, hypothèse d’abord évoquée, ne les empêchait pas de continuer à vouloir imaginer la suite. « Il ne faut pas lâcher, affirmaient-ils. On continue. Jusqu’au moment où on pourra plus… », se disant prêts, en concertation avec les artistes, à présenter des spectacles en journée, « à l’heure du repas peut-être, au lieu d’aller déjeuner, on pourrait aller voir un spectacle », misant qu’avec le télétravail, les gens puissent adapter leurs horaires. « Je ne sais pas si le public aurait suivi, mais au moins on l’aurait tenté », confie Laurence de Magalhaes.
Appelés une nouvelle fois à se réinventer, voilà leur imaginaire dans le mur : « Un confinement total, c’est la mort ! La dernière fois, on ne savait pas ce que c’était, ça nous est tombé dessus. Du coup, il y avait un côté expérimental, mais là, on sait. Il y a eu beaucoup de dégâts collatéraux. Je ne crois pas que cette fois-ci, on va s’envoyer de petites blagues sur les réseaux… Ça va être horrible. » Laurent Carpentier
« On a tenu uniquement grâce au chômage partiel »
Jean Robert-Charrier, directeur du Théâtre de la Porte-Saint-Martin
« Quel enfer ! », s’exclame Jean Robert-Charrier. Le jeune directeur du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, reclus dans sa maison de Bourgogne après avoir attrapé le Covid-19, envisage la perspective d’un nouveau confinement avec « beaucoup d’angoisse » pour la survie de son établissement, haut lieu du théâtre privé parisien auquel il a redonné un lustre artistique certain depuis qu’il en a pris la direction, en 2010.
« On est déjà restés fermés sept mois, du 12 mars au 8 octobre, sept mois pendant lesquels on a joué aux équilibristes avec la trésorerie qui nous restait, à savoir 1 million d’euros encaissés grâce aux réservations pour La Carpe et le Lapin, le spectacle qu’on devait jouer au printemps, explique-t-il. Cette trésorerie a été mangée au fur et à mesure que l’on remboursait les spectateurs. On a tenu uniquement grâce au chômage partiel. »
Malgré un contexte déjà difficile, Jean Robert-Charrier a fait le pari de rouvrir, en octobre, avec une création exigeante : Avant la retraite, de Thomas Bernhard, mis en scène par Alain Françon avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon. Malgré un succès unanime sur le plan critique et un excellent bouche-à-oreille, le spectacle a mis du temps à trouver son public, avant de subir un nouveau couperet avec l’instauration du couvre-feu, le 16 octobre.
Comme ses confrères, Jean Robert-Charrier s’est adapté, et a alors décidé de jouer trois représentations par semaine, le vendredi, le samedi et le dimanche, qui ont eu lieu devant un public « peu nombreux mais enthousiaste », remarque-t-il. Une solution qui lui permettait d’être tout juste à l’équilibre sur le plan financier. Avec l’instauration d’un nouveau confinement, il entre dans le rouge, sans autre perspective immédiate que de « négocier le découvert bancaire du théâtre ».
Le directeur reconnaît le « volontarisme » de la ministre de la culture, Roselyne Bachelot, mais, précise-t-il, « si je sais que l’on est éligible aux aides sur la jauge Covid et au fonds d’urgence pour les théâtres, je n’ai reçu aucune information sur le montant de cette aide ni sur la date à laquelle je vais pouvoir la toucher ». Il sait aussi que le Théâtre de la Porte-Saint-Martin sera soutenu par le groupe Fimalac de Marc Ladreit de Lacharrière, qui en est le propriétaire. Mais, précise-t-il, « Fimalac n’est pas un mécène. Les aides, il faudra les rembourser ».
« La programmation de la suite de la saison est un véritable cauchemar, conclut-il. J’aurai très peu de moyens pour rebondir avec une création début 2021, et je ne veux pas recourir à une comédie racoleuse pour remplir le théâtre. Les conséquences d’un nouveau confinement seront incalculables sur tous les plans, économique, artistique, moral et psychologique. » Fabienne Darge
« L’impression d’être dans un mauvais jeu de télé-réalité »
Izïa Higelin, chanteuse et comédienne
« Annuler deux tournées en moins d’un an, je dois battre des records ! », plaisante avec amertume Izïa Higelin. Le 16 mars, Emmanuel Macron annonçait le premier confinement quelques jours avant un Olympia que l’auteure-compositrice-interprète et actrice devait donner à guichets fermés, en amont d’une longue suite de soixante concerts.
Mardi 27 octobre, veille de l’intervention du président de la République annonçant un reconfinement, la fille de Jacques Higelin devine qu’elle doit faire une croix sur la vingtaine de concerts qu’elle et son tourneur, Uni-T Production, avaient réussi à reprogrammer à partir du 28 novembre. « J’ai peut-être été naïve, mais je ne pouvais pas ne pas y croire, insiste la tout juste trentenaire. J’ai vu plusieurs spectacles ces dernières semaines et cela se passait toujours bien. On sentait que le public avait un désir irrépressible de retrouvailles avec les artistes. »
Dans la foulée d’un quatrième album, Citadelle, sorti le 10 octobre 2019, Izïa devait être l’une des chanteuses françaises les plus actives de 2020, avec, notamment, une impressionnante série de festivals d’été. « Pour moi qui ai peu de passages radio, les concerts, en particulier les festivals, sont mon principal outil de promotion, un moyen unique d’aller chercher les gens et de leur faire connaître mon album », constate la bête de scène aux trois Victoires de la musique et un César (meilleur espoir féminin pour Mauvaise fille, en 2013). « J’ai l’impression d’avoir été fauchée en pleine prise d’élan. »
Elle avait baptisé « Le Retour » la tournée qu’elle croyait pouvoir redémarrer cet automne, avec une équipe réduite – quatre musiciens et quatre techniciens, au lieu des quinze personnes prévues à l’origine – s’adaptant à un public masqué et des salles assises en jauge restreinte, « offrant toutes les garanties sanitaires ». Les répétitions devaient débuter le 10 novembre. « J’ai l’impression d’être dans un mauvais jeu de télé-réalité où des pièges seraient semés continuellement devant les candidats », s’attriste-t-elle en s’inquiétant de l’avenir des équipes techniques.
Difficile aujourd’hui d’échapper à la déprime, même si tous les festivals qui l’avaient programmée l’été dernier l’ont remise à l’affiche de leur prochaine édition. « J’apprends à ne plus rien attendre. J’ai peur qu’une dynamique soit cassée », s’inquiète celle qui reconnaît avoir beaucoup de mal à écrire de nouvelles chansons. « Je devais jouer une pièce de théâtre en février 2021 dont les répétitions devaient commencer en janvier. Comment ne pas douter ? » Stéphane Davet
« On tiendra »
Laura Koeppel, co-directrice du cinéma Le Vincennes
La salle de cinéma est sans doute le lieu qui symbolise le mieux la période de turbulences que nous traversons, estime Laura Koeppel, codirectrice avec Nicolas Métayer du cinéma d’art et d’essai Le Vincennes, situé dans la commune du même nom (Val-de-Marne).
« On a connu le confinement, la réouverture des salles, le couvre-feu. A chaque fois, les gens étaient tiraillés entre deux attitudes opposées : s’isoler, ou faire front ensemble. Cette tension, c’est ce qui se passe depuis toujours dans la salle de cinéma : on est seuls devant l’écran, et en même temps on vit une expérience collective ».
Née en 1968, Laura Koeppel connaît tous les métiers de l’exploitation : projectionniste de formation, elle fut ouvreuse en 1992, puis directrice de cinémas, enfin animatrice de ciné-club depuis 2002, tous les lundis soirs au « Vincennes ».
« Je suis une furieuse », dit-elle, pour évoquer son parcours et son amour de la salle. Il faut que le « Vincennes » soit « à la hauteur » des exigences de Simon Simsi (1938-2018), l’exploitant et distributeur qui avait racheté le cinéma en 2002, et lui a « fait confiance » à ses débuts. « On ne lâchera rien sur notre mission : le cinéma est un lieu où les spectateurs rencontrent des œuvres dans les meilleures conditions possibles », insiste-t-elle.
Pendant le confinement, elle postait sur le site du « Vincennes » des vignettes « ciné-confinées », soit des extraits de films qui lui semblaient évocateurs de la période. « Si je suis enfermée chez moi ou que Paris est vide, j’ai des images de films qui me reviennent », dit-elle.
Pour sa réouverture, le 22 juin, le cinéma et ses quatre salles se sont refaits une santé : « On a encore amélioré la qualité de projection, on a fait faire un audit sur le renouvellement de l’air, etc. S’occuper d’un cinéma, c’est articuler la cinéphilie avec des préoccupations très terre-à-terre ». 2019 fut la meilleure année pour le Vincennes, avec 183 000 spectateurs. L’année 2020 aura été...
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