Depuis le dépôt d’un amendement par la gauche fin septembre proposant de taxer les plateformes, syndicats, artistes et maisons de disque se déchirent. Certains craignent que ça n’affecte surtout les musiques «urbaines», plus écoutées sur Deezer, Spotify et consorts et donc plus lucratives, sans qu’elles n’en tirent de bénéfices.
Personne ne sait quand elle sera mise en place, si elle le sera un jour, comment elle sera appliquée, qui la paiera exactement. Mais la taxe streaming, baptisée «taxe anti-rap» par plusieurs acteurs du genre musical en France, fait depuis une semaine l’objet d’une guéguerre de gros sous et de communication dans laquelle certains médias et artistes deviennent les idiots utiles d’un camp ou de l’autre.
En cause : le dépôt d’un amendement au projet de loi de finance par six députés de la Nupes le 30 septembre, proposant de taxer à hauteur de 1,5 % les chiffres d’affaires des plateformes de streaming musical telles que Spotify, Deezer ou Apple Music, afin de financer les missions du Centre national de la musique (CNM). Ce dernier, qui a contribué au maintien du secteur musical pendant la crise du Covid, cherche de nouvelles sources d’argent afin de «financer la diversité du secteur», comme l’énonce son président Jean-Philippe Thiellay.
Alors, pourquoi ses opposants évoquent une taxe «anti-rap» ? Parce que le streaming représente actuellement environ 85 % des revenus du genre, que le rap et les musiques dites «urbaines» constituent un peu plus de 70 % des morceaux présents dans le top 200 des plateformes, et que taxer ces dernières pourrait potentiellement revenir à demander une contribution, certes extrêmement faible, à ce genre musical.
Le problème, c’est que personne ne semble réellement savoir de quoi on parle. «S’exciter à propos d’une taxe streaming à cause d’amendements qui ne sont pas expertisés par le gouvernement, c’est disproportionné, assure Jean-Philippe Thiellay. En revanche, je pense savoir d’où ça vient…»
«Bataille homérique»
C’est le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) et la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP), deux entités sœurs représentant principalement les majors de la musique (mais pas seulement), qui sont à l’origine de la fronde. De l’autre côté du ring, on trouve le CNM donc, mais aussi l’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI), le Prodiss et d’autres syndicats et organismes représentant majoritairement les structures indépendantes.
«La proposition de taxe streaming telle qu’elle est portée par l’UPFI fait peser des risques sur le pouvoir d’achat des consommateurs et sur les revenus de cette filière.» — Alexandre Lasch, directeur général du Snep
Une revue des forces en vigueur plutôt schématique puisque de nombreux indépendants sont aussi affiliés à des majors, notamment dans le milieu du rap, et sont donc représentés par le Snep. Tout de même : «Toute la filière s’est retrouvée derrière ce projet de taxe streaming à l’exception du Snep et de la SCPP, donc des majors, qui sont très opposées à cette piste de réflexion, avance Guilhem Cottet, directeur général de l’UPFI. On en a parlé avec eux, on ne les a pas pris en traître. Mais les possibles impacts de ce projet ne leurs conviennent pas du tout. D’où cette bataille homérique qui nous oppose depuis quelque temps.»
Depuis plusieurs années, en fait. Le principal argument du Snep, c’est la défense du consommateur et des plateformes de streaming. Son directeur général, Alexandre Lasch, explique posément : «La proposition de taxe streaming telle qu’elle est portée par l’UPFI fait peser des risques sur le pouvoir d’achat des consommateurs et sur les revenus de cette filière.» Pourquoi ? Parce que les plateformes, afin de compenser cette taxe, pourraient ponctionner les revenus qu’elles reversent aux producteurs de musique ou augmenter légèrement les prix d’abonnement à leurs services. Mais aussi prendre sur le budget pub, sur les investissements ou autres.
«Elles n’ont pas encore atteint le seuil de rentabilité, elles ne pourront pas assumer un surcoût dans leur activité alors qu’elles ne génèrent pas de profit, poursuit Alexandre Lasch. Deezer, entreprise française, a déjà dû augmenter ses prix cette année, ce qui ne les situe plus sur la même ligne que leurs concurrents. A l’inverse de plateformes américaines, c’est un pure-player dont l’activité est exclusivement portée sur la musique. Leur recherche de profit ne peut donc se faire que sur ce secteur.»
«La charrue avant les bœufs»
De son côté, l’UPFI juge l’impact financier de cette taxe «imperceptible». Mais Deezer et consorts sont vent debout contre la taxe streaming. «On met la charrue avant les bœufs, assène Ludovic Pouilly, directeur des relations institutionnelles et industrie de la musique de la plateforme française. On réclame une taxe urgente pour financer le CNM, qui sera assise sur le chiffre d’affaires du streaming, sauf qu’on ne sait pas quelles sont les missions du CNM, on ne sait pas quels sont ses besoins. Il n’y a pas eu de concertation. Il est là le problème : on ne sait pas de quoi on parle.»
En réponse, Jean-Philippe Thiellay du CNM pointe un phénomène plus global et vieux comme le monde : «Certains acteurs de la filière n’ont tout simplement pas envie qu’il y ait une contribution de la musique enregistrée dans son ensemble.» Comme ça, c’est clair.
En fait, le Snep et la SCPP, opposés à la taxe streaming, soutiennent un autre projet de taxe, comme l’indique Alexandre Lasch : «Nous proposons d’aménager une taxe existante qui est la “TSV”, sur les services vidéo. A l’intérieur de celle-ci, il y a une taxe qui porte sur les partages de contenus vidéo gratuits.» En clair, cela reviendrait à taxer Facebook, TikTok ou YouTube plutôt que les plateformes de streaming musical. «Elle cible des services gratuits pour protéger le pouvoir d’achat des consommateurs et éviter tout risque de répercussion sur ces derniers ou sur les producteurs et artistes. Aujourd’hui, ces services vidéo gratuits ne rémunèrent pas suffisamment la création alors qu’ils représentent 50 % de l’écoute en ligne et environ 10 % des revenus de la musique enregistrée.» Mais qui peut affirmer que cette autre taxe ne sera pas elle aussi répercutée in fine sur les producteurs de musique ?
«Certains acteurs de la filière n’ont tout simplement pas envie qu’il y ait une contribution de la musique enregistrée dans son ensemble.» — Jean-Philippe Thiellay, président du CNM
Le projet est ainsi jugé «irréalisable» par l’UPFI, entre autres, puisque cette taxe sur des services vidéo financerait non pas le CNM mais le Centre national du cinéma et de l’image animée. «Pour que cela bénéficie au CNM, il faudrait remettre toute la TSV sur la table, affirme Guilhem Cottet de l’UPFI. Du côté du gouvernement, il n’y a aucune envie de le faire. La taxe streaming est quant à elle faisable, mais les majors se démènent pour fusiller le projet.»
Manichéisme ambiant
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