Delta, Omnicron et les autres… Rien n'arrête les entrepreneurs de spectacle, prêts à tout pour faire vivre ou revivre de nouvelles scènes. A Paris, le Théâtre de Passy a été inauguré fin octobre, le 13 e Art a repris du service un mois plus tard, et le Théâtre Daunou a pu entamer une rénovation totale.
Une crise sanitaire ? Il en faudrait bien davantage pour faire reculer ces nouveaux propriétaires de théâtres. Professionnels du spectacle de longue date ou néophytes mais passionnés de planches, ils n'ont pas hésité à casser leur tirelire en plein Covid pour l'amour de l'art, quand d'autres se lamentaient des jauges réduites ou des tournées annulées. Qui sont ces résistants du lever de rideau, rachetant, créant ou transformant des salles parisiennes au plus fort de la pandémie et des confinements ?
Le 13e Art, caché dans le centre commercial Italie2
Le 26 novembre dernier, une standing ovation, impensable en temps d'Omnicron, accueillait le poétique show « Pixel » du chorégraphe Mourad Merzouki. Une belle revanche pour la bande de potes, tous professionnels aguerris, mobilisée depuis des mois pour sauver le théâtre 13e Art du naufrage annoncé. Cet ancien cinéma du centre commercial Italie 2, dans le XIIIearrondissement de Paris, venait à peine d'être transformé en théâtre, quand il s'est retrouvé après son inauguration le 26 septembre 2017, victime collatérale des accusations d'agression sexuelle portées contre son propriétaire, le Québécois Gilbert Rozon.
Foudroyé, l'empereur du divertissement est contraint de céder dès mars 2018, son groupe Juste pour Rire » au chiffre d'affaires ronflant de 120 millions de dollars canadiens, à l'américain ICM Partners, avec dans la corbeille ce 13e Art dans lequel il avait investi 5 millions aux côtés d'Hammerson, l'exploitant du centre Italie 2, qui en avait dépensé 13 autres. Le prix pour réaliser ce complexe de deux salles, de 900 et 130 places, à la visibilité et à l'acoustique parfaites, modulable en studio de télé et en lieu de répétition.
« Le repreneur voulait se contenter de louer le site et le 13e Art n'a survécu que grâce au Théâtre de la Ville, à la recherche d'un lieu pour sa saison 2019-20 », raconte Olivier Peyronnaud, qui a démissionné de la direction en juin 2018 pour constituer un tour de table. Ce dernier veut racheter l'équipement dont il ne doute pas du potentiel, au coeur de ce centre commercial fréquenté par 13 millions de visiteurs par an et doté d'un parking gratuit de 2.000 places. « Il y a 750.000 habitants dans un rayon de vingt minutes à pied ; la salle la plus proche est Bercy au sud et Bobino à l'ouest. C'est comme si une ville de la taille de Strasbourg n'avait pas de théâtre ! » martèle celui qui a dirigé pendant dix-sept ans la Maison de la Culture de Nevers Agglomération.
Il convainc Denis Thominet, président de l'entreprise familiale qui détient la Société d'Exploitation du Palais des Sports avec Viparis (parcs d'exposition) de prendre 50% du consortium, puis le gros producteur de spectacle lillois Luc Gaurichon (Caramba) et le tourneur rémois Hervé Carvalhosa (Visuel Productions) de prendre chacun 20% des parts. Enfin Olivier Peyronnaud lui-même s'implique au capital. Le 30 juin 2021, les quatre mousquetaires rachètent le 13e Art. « Il me fallait retrouver des partenaires solides et complémentaires, pour repenser le modèle car, initialement, Juste pour Rire, avec ses festivals d'humour, ses comédies musicales, permettait de présenter environ 80 productions par an, déjà amorties » , explique encore Olivier Peyronnaud, redevenu directeur du lieu.
« Notre association d'acteurs basés à Paris et en région qui discutent des risques ensemble, est inédite », insiste Denis Thominet. « Ce n'est pas une simple alliance financière mais plutôt un regroupement au service de nos artistes qui adorent la salle à l'instar de Grand Corps Malade venu y répéter sa tournée » ajoute Hervé Carvalhosa qui produit depuis quarante ans un large éventail de spectacles, des fêtes bretonnes aux ciné-concerts du musicien japonais Naruto, en passant par des pièces avec Francis Huster. « J'avais produit le Slava Snow show ici et découvert ce plateau, l'un des plus vastes de Paris, qui autorise toutes sortes d'événements. Comme j'ai toujours été un développeur, cela m'a séduit ! » pointe pour sa part Luc Gaurichon, heureux de se diversifier à l'heure où les labels font des offres à 360 degrés à ses artistes.
Si 1,5 million d'euros a déjà été dépensé dans le réaménagement du théâtre (en plus du prix d'achat, « intéressant vu le contexte »), d'autres investissements sont à réaliser afin de prérégler automatiquement le son et l'éclairage des trois spectacles quotidiens indispensables pour atteindre les 100.000 à 150.000 spectateurs par saison et pour amortir le coût de fonctionnement annuel estimé entre 2 et 3 millions d'euros. La rentabilité n'est pas attendue avant la quatrième année, le temps d'installer la marque, même si les associés vont mettre en commun leur expérience en communication, leur maîtrise de la billetterie, leur réseau pour les tournées en région et à l'étranger.
L'ambition est de faire du 13e Art un lieu « populaire, exigeant et transgénérationnel », riche de créations et de reprises, exploitées entre six et sept semaines, contre habituellement plusieurs mois dans le privé. Le théâtre, qui accueille aussi des spectacles venus d'ailleurs, notamment d'Asie, dans cet arrondissement préféré de la communauté chinoise, n'a plus une date de libre d'ici au 30 juin.
À Passy, niché dans un magasin de luminaires
Les fondateurs du jeune Théâtre de Passy ont eu le nez creux : le spectacle «Joséphine B.», choisi avant l'entrée au Panthéon de Joséphine Baker, a résonné avec l'actualité, porté par un duo de comédiens hors pair qui ressuscite l'histoire de la Vénus noire au grand coeur. La salle est restée comble en plein pic épidémique. Et le tandem joue les prolongations.
Comme son confrère du XIIIe arrondissement, le théâtre de Passy est implanté dans un quartier pauvre culturellement mais exceptionnel commercialement, en bordure de l'une des rues les plus animées du XVIe. Ce modeste écrin de 200 places doit aussi programmer trois spectacles par jour pour faire des économies sur la direction artistique, l'accueil, la régie, car le théâtre en ordre de marche revient à 5.000-6.000 euros par jour. Pas de quoi effrayer les propriétaires qui ont déjà effectué un parcours du combattant pour bâtir cette salle. « C'était un magasin de luminaires jusqu'en 2018 et avant cela, de 1932 à 1985 un cinéma. Nous avons du tout détruire » indique Michel Dumosois, l'un des associés, qui a changé de vie pour relever le défi.
Cet ex-cadre d'Azelis, leader dans la distribution de spécialités chimiques, était toujours entre deux avions. « Quand j'ai quitté le groupe pour racheter un théâtre, mes collègues n'ont rien compris ! » s'amuse-t-il. Tous ignoraient qu'il était chanteur, pianiste, metteur en scène à ses heures et ardent défenseur du répertoire musical d'Offenbach aux années folles. En lisant une annonce publiée sur un site de théâtre, Michel Dumosois découvre que Jean-Georges Tharaud, l'ex-patron de la Comédie de Paris, cherche un financeur. Entre les deux natifs de Saint-Brieuc, le courant passe. « Je suis dans le métier depuis l'âge de 19 ans, j'ai commencé jeune tourneur dans les années 1990 et j'avais racheté avec un associé les Galas Karsenty en 1996 tout en dirigeant la Comédie de Paris » , précise Jean-Georges Tharaud à son futur associé. Dans cette salle de 182 places, il a produit 200 spectacles, pièces classiques, oeuvres plus contemporaines, one man show, café-théâtre…
Avec l'architecte François Dancette, resté associé minoritaire, Jean-Georges Tharaud avait trouvé ce lieu dès 2018 mais a dû négocier la reprise du bail pendant un an, en concurrence avec une enseigne de sport. Le dernier occupant, le magasin de luminaires, ayant rempli de béton le volume en pente du cinéma, il a fallu obtenir une autorisation administrative compliquée pour décaisser. « Le Covid est arrivé alors que nous avions tout démoli. Il nous manquait 400.000 euros pour terminer, que la banque nous avait promis par mail avant de se rétracter avec la crise ! D'où ma recherche urgente d'un troisième associé » , poursuit-il.
L'espace, optimisé par l'architecte, a permis d'aménager une scène, un hall-bar avec banquettes de velours rouge et tables bistrot, trois loges d'artistes, un foyer de détente. « Une salle de 200 places, c'est un bon compromis, il y en a peu de cette taille à Paris. Il faut bien-sûr une programmation en adéquation avec le lieu et le quartier, ni trop boulevard, ni trop intellectuel » ,ommente Jean-Georges Tharaud. Le binôme mise sur des comédies d'auteur, des opérettes, des formations musicales, du cabaret et du spectacle familial. Avec de premières affiches prometteuses.
Le Daunou, l'ovni bleu et or
Ce n'est pas tous les jours que l'on vous propose de reprendre un joyau historique de 420 sièges, à deux pas de l'Opéra Garnier : le théâtre Daunou. Tel est pourtant le cadeau que Caroline Verdu s'est vue offrir, elle qui dirige déjà avec talent, à quelques rues de là, le théâtre de La Pépinière. Alors le bijou Art déco de 1921, décoré par Jeanne Lanvin, capitonné de bleu et or, ça ne se refuse pas ! « Quand l'entreprise 6e Sens Immobilier a acquis le bâtiment dans lequel se trouve le théâtre, son directeur Damien Bertuli, amoureux du patrimoine, ne savait comment faire et est venu nous trouver », raconte Caroline Verdu. Depuis un an, ils travaillent à rénover cette scène à l'arrêt depuis le premier confinement.
Et ce n'est pas une mince affaire car la salle comme la façade sont classées. « Nous n'envisageons pas de réouverture avant septembre 2023 » , poursuit-elle. Associée, avec Pierre-Alain Leleu, son complice de La Pépinière, dans une société d'exploitation dont le promoteur détient 70%, elle espère pour cette réhabilitation à 3 millions d'euros, recevoir quelques subsides publics.
En 2019, elle a déjà rénové, dans les règles de l'art, La Pépinière, cette salle de 350 sièges investie par Arletty dans les années 1920. Elle y a imprimé sa marque, celle d'un théâtre de création, « intello populaire » autour d'auteurs et metteurs en scène contemporains. Mais au théâtre Daunou, temple de l'opérette des années folles, puis du répertoire comique avec des monstres sacrés comme de Funès, Brialy, Lamoureux, pas question de dupliquer. « Il fait partie, comme La Michodière, Les Variétés, ou Les Nouveautés, de ces scènes très typées 'boulevard '. Donc il faudra rester dans la comédie ; mais cela n'empêche pas de proposer du divertissement bien fait, du music-hall, du cabaret » , parie cette ancienne élève du Cours Florent.
À La Pépinière, Caroline Verdu jongle avec les leçons de théâtre, les locations, les tournées, pour équilibrer. Elle veut faire bénéficier le théâtre Daunou de son fichier de 80.000 clients réguliers. Car dans le privé, impossible de fidéliser la clientèle avec des abonnements puisque les pièces restent souvent à l'affiche tant qu'elles ont du succès...
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