DÉCRYPTAGE - Fermée depuis six ans, l’institution aurait dû rouvrir en 2019. aujourd’hui, on parle de l’automne 2023. Comment en est-on arrivé là?
Six saisons que les deux théâtres, fleurons de la ville de Paris, sont dans la tourmente. Le Théâtre de la Ville, en octobre 2016, puis le Châtelet, en mars 2017, fermaient l’un et l’autre pour travaux, avec 26 millions chacun. Ils devaient rouvrir en 2019. Chose faite pour le Châtelet, qui cependant n’a plus de directeur artistique depuis l’éviction de Ruth MacKenzie, le 28 août 2020. La maison reste gouvernée par son directeur général, Thomas Lauriot dit Prevost: «Une période de sous-régime», reconnaît le cabinet de Carine Rolland, adjointe au maire en charge de la Culture, qui lancera «le jour venu un appel à projet international».
Au Théâtre de la Ville, le directeur, Emmanuel Demarcy-Mota, reste à la manœuvre, mais la date de la réouverture est sans cesse repoussée. La mairie indique aujourd’hui une livraison des travaux entre janvier et mars 2023, avec une réouverture au public à l’automne. «Je préfère ne donner aucune date», dit Stéphane Roux, l’architecte de l’agence Blond & Roux, en charge du projet, qui a été adjudicataire de l’appel d’offres pour le Théâtre de la Ville le 11 juillet 2015. Un excellent professionnel, impliqué parallèlement dans la musique, et dont l’agence a fait ou refait les théâtres d’Annecy, d’Antony, d’Arras, de Brest, de Dunkerque. Elle avait également candidaté sur le feu projet de la salle modulable de l’Opéra Bastille. Mais sur certains chantiers, il faut bien reconnaître que le destin s’acharne. À l’évidence, celui du Théâtre de la Ville.
Comment en est-on arrivé là? Le plus inimaginable, dans cette configuration, c’est le silence. Imaginerait-on que Bastille et Garnier soient ainsi en berne et que personne ne s’insurge? Imaginerait-on Gérard Violette, le précédent directeur, héritier de Jean Mercure, installé sa vie durant à la barre du Théâtre de la Ville et qui avait, entre autres génies, celui des tempêtes, se taire devant la si longue fermeture de «son» Théâtre de la Ville? «Jusqu’ici, je me suis tu sur le retard des travaux, et je l’assume. Le responsable des travaux, c’est la mairie», dit Emmanuel Demarcy-Mota, qui lui a succédé en 2008.
Il procède ainsi à rebours du Théâtre du Châtelet, où le personnel était resté dans les murs et où le directeur technique, relayé auprès de la mairie par le bouillant Jean-Luc Choplin, campait sur le chantier nuit et jour et invectivait le maître d’œuvre pour tenir les délais. Enfant de la balle et metteur en scène, Demarcy-Mota préfère surfer sur les difficultés que de défier le gros temps. Avec une grâce et une intelligence infinies, il plaide, convainc, séduit et finalement construit. L’opération lancée en 2015 prévoit une rénovation partielle de l’intérieur, comme pour le Châtelet. Mais entre le Châtelet et le Théâtre de la Ville, rien de commun.
Une pollution à l’amiante très importante
Le Châtelet a bénéficié de travaux tous les vingt ans. Rien n’a été fait au Théâtre de la Ville depuis sa création, en 1968. «On savait depuis 2005 que le chantier serait délicat», dit Demarcy-Mota. Délicat ? Blond & Roux dessine le nouveau projet. Les deux théâtres, construits place du Châtelet par Davioud en 1862, sont jumeaux. Le Châtelet a gardé sa salle à l’italienne. Le Théâtre de la Ville, naguère appelé Sarah-Bernhardt, a été restructuré avec un gradin frontal par Fabre et Perrottet en 1968. «On voyait un gros travail sur la salle, la scène et les espaces d’accueil. C’est sur ces derniers que se concentre la préoccupation actuelle des théâtres de faire vivre leur lieu dans la journée. Au Théâtre de la Ville, si la relation scène-salle est très réussie, l’espace d’accueil est conforme à la vision des années 1960: un endroit où contenir une billetterie et rassembler le public avant le lever du rideau», explique l’architecte.
Qui propose de repousser les deux grands escaliers au lointain du hall pour y voir naître un espace plus ouvert, capable d’accueillir des manifestations et de s’adapter aux normes de sécurité avec des sorties de secours quai de Gesvres et avenue Victoria. Ce geste révélera le dessous du gradin en béton décoré d’or par François Morellet. À l’étage, l’espace de la mezzanine sera reconfiguré pour que le Théâtre de la Ville regarde son jumeau du Châtelet.
Mais Valentin Fabre, né en 1927, et Jean Perrottet, né en 1925, sont les Michel-Ange des théâtres populaires voulus par Jean Vilar puis Jack Lang. Toute leur vie, ils ont transformé les salles à l’italienne en salles frontales. Ils invoquent vivement leur droit d’auteur. La discussion animée dure toute l’année 2016. En 2017, Blond & Roux commence à travailler sur le bâtiment. Ils le savaient pollué au plomb et à l’amiante, mais pas à ce point-là! La pollution se niche partout.
Le plomb stoppe le chantier
Sur le chantier du théâtre d’Annecy, ils ont recouvert ces pollutions d’une toile pour les contenir. À Paris, l’Inspection du travail et la caisse régionale d’Assurance-maladie d’Île-de-France exigent qu’on la supprime jusqu’au dernier gramme. Les deux organismes demandent également que le ceintre manuel soit remplacé par une machinerie motorisée. Fin 2018, après un premier appel d’offres infructueux, le chantier est enfin prêt à être lancé. Début 2019, le plomb l’arrête encore. 2020 sera l’année du Covid. «Aujourd’hui, on avance bien mais je reste très prudent. Il y a peut-être encore du plomb», dit Stéphane Roux.
Emmanuel Demarcy-Mota, que l’on questionne sans cesse sur la date de réouverture, reste muet. Cependant, d’une main, il profite du plomb pour qu’on lui façonne le théâtre de ses rêves: on revoit les bureaux, on installe une salle sous la Coupole, une autre au rez-de-chaussée. De l’autre, tout feu tout charme, il orchestre le déploiement de son «théâtre de la ville hors les murs» depuis l’Espace Cardin, où il est installé avec ses équipes et où on lui a rénové la grande salle et aménagé une seconde. «Le “hors les murs”, c’était un moyen d’élargir la diversité du public et d’augmenter la part des jeunes. Quand Gérard Violette m’a confié la direction, il y avait 80 % d’abonnés. J’ai voulu qu’on passe à 50-50. J’ai aussi voulu que le personnel se sente à l’aise et que le théâtre continue à accueillir les grands artistes internationaux. Entre le théâtre, la musique et la danse, nous travaillons sur plus de cent programmes par an», dit-il.
Une saison passe. Six, et bientôt sept, ou huit, c’est long. Chaque année, Demarcy-Mota cherche où ses spectacles pourraient le mieux se déployer. Ses deux salles à l’Espace Cardin ou au Théâtre des Abbesses comptent de petites jauges. Voilà deux saisons, il avait loué le 13e Théâtre. «Le plus difficile, ce sont les grands plateaux. Il y a la Villette, Chaillot et le Châtelet. L’an prochain, j’en cherche pour Hofesh Shechter, Anne Teresa de Keersmaeker, un opéra de William Kentridge, la Schaubühne avec Simon McBurney, un théâtre musical de Kirill Serebrennikov, et Le Sacre de Pina Bausch avec des danseurs africains. Et Chaillot sera en travaux à partir de janvier», détaille-t-il. L’homme est obligé de démarcher ses pairs, plus ou moins obligés eux-mêmes de pratiquer l’accueil. La formule est avantageuse: on partage les recettes et les frais. «J’ai plus de dix lieux partenaires. Je juge quelle salle conviendrait le mieux à telle ou telle production et j’en parle aux directeurs. Ça, je le vois bien chez vous. Il faut beaucoup d’agilité. Au Châtelet, je propose les spectacles de danse en rapport avec de la musique, à Chaillot les chorégraphes qui les intéressent, la Villette est très fraternelle. Avec Ribes, au Rond-Point, je développe la notion d’auteur contemporain dans la danse», dit Demarcy-Mota.
Une perte de visibilité pour le Théâtre
Pareille politique use un peu. Elle lui a valu le sobriquet de «Cardinal de Cardin», ou d’«Emmanuel Dieumerci Estlà». Au début, les théâtres, subventionnés ou non par la ville de Paris, étaient heureux d’accueillir cette programmation hors les murs. «Lorsque nous avons ouvert, avoir sur notre brochure des spectacles du Théâtre de la Ville nous a amené du public», avoue Laurence de Magalhaes, au Monfort Théâtre. «Emmanuel est plus généreux et plus juste que ses paroles. On n’a quand même pas besoin qu’on nous explique comment travailler!», s’agace cependant un ...
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