Ce mardi, les forces de l’ordre ont évacué les occupants de ce cinéma associatif parisien, qui doit être revendu par le conseil social et économique de la Caisse d’épargne Ile-de-France. Colère et déchirement pour les cinéphiles et les défenseurs d’une culture indépendante.
Ça ressemble à une mauvaise fin de soirée. Le soleil se lève, ce mardi, sur la rue Daubenton, dans le Ve arrondissement de Paris, et les yeux de la foule sont embués de larmes, regardant, impuissante, la Clef, cinéma occupé depuis septembre 2019, se faire expulser manu militari par la préfecture de police. Autour du lieu, encerclé par des camions de CRS, se sont rassemblées à 6 heures du matin plus d’une centaine de personnes (étudiants, habitants du quartier, cinéastes etc.), restant pacifiques, voire timorées, face aux forces de l’ordre qui ont fait sauter la serrure du cinéma de quartier. Les militants, qui projettent à prix libre longs métrages hors circuits, expérimentaux, classiques oubliés et toutes sortes de courts et documentaires pour sauver la dernière salle associative de la capitale, sont exfiltrés dans le calme, avec une bobine, un poster du Fond de l’air est rouge, film totem de la contestation signé Chris Marker, ou un siège de cinéma sous le bras. Dans une salle vide, Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda continue, imperturbable, sa course sur l’écran devant une dizaine de policiers qui cherchent encore si des cinéphiles sont restés tapis dans les allées. Mais plus personne. A la fin du film, la Clef, propriété du conseil social et économique de la Caisse d’épargne Ile-de-France, qui espère en tirer 4 millions d’euros, est plongée dans le noir dans lequel l’avaient trouvé les premiers militants il y a plus de deux ans. Mais pour combien de temps ?
Coup de théâtre. Deux heures après l’expulsion, le groupe SOS, acquéreur du cinéma, se retire. Dans un communiqué, le mastodonte de l’économie sociale et solidaire dirigé par Jean-Marc Borello, délégué général adjoint de La République en marche, annonce, contre toute attente et après plus d’un an de tractation, ne pas renouveler sa promesse d’achat : «Nous pourrons participer à la construction du projet, à la condition qu’il soit un modèle de construction collective avec les acteurs publics (ville de Paris, région, Etat) et ceux du monde du cinéma qui souhaitent inventer l’avenir de ce lieu. Cette condition n’est pas aujourd’hui remplie.» Depuis le début, les occupants luttent contre le groupe, détenteur de près de 600 lieux, en écornant son image d’acteur associatif sur les réseaux sociaux et en relayant des articles sur leur patron, accusé d’agressions sexuelles, ou sur leur patrimoine immobilier. Selon eux, le modèle économique du géant pourrait mener à de la spéculation immobilière dans un Quartier latin désormais vitrifié dans le haut de gamme (12 560 euros en moyenne le mètre carré) et à une récupération de leur combat actuel à des fins marketings. Ce retrait inattendu serait donc une bonne nouvelle pour cette ZAD culturelle, à condition de pouvoir rassembler la somme nécessaire à l’acquisition du bâtiment, grâce au fonds de dotation de l’association (124 629 euros), possibles mécénats et partenariats avec les pouvoirs publics.
La mairie de Paris, contactée par Libération, renouvelle, quant à elle, son soutien aux militants sans pour autant le traduire en actes. Pas de réponse, du côté du ministère de la Culture. Vont-ils encore une fois laisser passer la chance de légaliser la situation, au risque de montrer que SOS est possiblement l’unique «sauveur» des lieux culturels en péril ? Nicolas Froissard, porte-parole du groupe, joint par téléphone, déclare que le mastodonte n’est plus officiellement en course mais toujours prêt «à s’engager dans le projet en collaboration avec les autres acteurs» si aucune solution n’est trouvée. «Nous sommes les seuls à pouvoir mettre 4 millions d’euros pour garder l’esprit de la Clef», réitère-t-il. Dans leur récent plaidoyer pour la culture, le groupe critiquait les institutions publiques labellisées, trop dépendantes des subventions et qui ne parviendraient pas, selon eux, à attirer un public diversifié : «La majorité du budget culturel des collectivités locales et de l’Etat est consacrée aux subventions de fonctionnement de structures existantes, qui en dépendent en trop grande partie», ou encore «les lieux publics spécialisés et labellisés concentrent leur programmation sur un objectif d’excellence artistique, et se destinent à un public averti – délibérément ou non, les politiques de démocratisation de l’accès à la culture ne parvenant pas toujours à complètement changer cet état de fait», peut-on y lire. Ainsi se présente-t-il comme une troisième voie possible, à cheval entre le privé et le public, qui permettrait notamment aux acteurs publics de se désinvestir, en leur externalisant leurs services.
En lutte contre ce modèle, «la Clef Revival» est devenue un symbole d’indépendance face aux logiques de concentration et d’ingénierie culturelle, rameutant un public varié, d’étudiants fauchés, d’artistes et de personnes âgées. En deux ans et demi, elle a réussi à mobiliser un large pan du cinéma français, au point d’être cité à plusieurs reprises comme un exemple à suivre lors de la cérémonie des césars, vendredi. Le dernier mois de sa mobilisation, 7 000 personnes ont passé les portes de cette cinémathèque rêvée, assistant à des séances, des débats avec des réalisateurs (Leos Carax, Claire Denis, Céline Sciamma, Frederick Wiseman, Nadav Lapid, Wang Bing pour ne citer que quelques noms parmi une ribambelle d’invités) ou pour jouer à des jeux de société dans un café associatif improvisé où personne n’était prié de consommer. Grâce au prix libre et à l’autogestion, le collectif assure que leur modèle économique était viable, leur permettant notamment de remettre à jour les équipements du cinéma (15 000 euros d’investissement environ).
Les militants avaient rodé une nouvelle manière de diffuser des films, faisant la nique aux plateformes (Netflix, Amazon et consorts) et à certains commentateurs qui voient la salle comme un reliquat du passé. Adieu le calendrier des sorties du mercredi et les places à 7 euros dans un parc parisien uniformisé en matière de programmation et de rythme d’exploitation des films. La Clef faisait sa propre actualité avec une programmation, sans logique de rentabilité, seulement motivée par le désir de ses bénévoles. La cinéphilie était à la portée de tous, la séance de cinéma toujours une fête. Un film n’y passait qu’une fois, faisant de chaque projection un événement à part entière, à l’heure où Internet a rendu presque tous les films «consommables», à la portée d’un clic. En plus d’assurer une programmation quotidienne, il avait fondé un laboratoire de création, où des cinéastes émergents apprenaient à faire des courts et longs métrages en dehors des écoles prestigieuses et sélectives. En perdant le lieu où cette utopie est née, leur combat est-il voué à l’échec ? Le collectif assure que non, espérant toujours réintégrer le bâtiment grâce à des recours judiciaires...
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