ENQUÊTE - Création d’une troupe, mise en ordre du budget et des productions… Le directeur de l’établissement public détaille les mesures qu’il prend pour retrouver l’équilibre économique en 2024-2025.
Deux ans que l’Opéra de Paris a avoué sa descente aux enfers. Deux ans que son ancien directeur, Stéphane Lissner, a jeté l’éponge en déclarant la maison «à genoux» avec 60 millions de pertes, qui sont depuis devenues plus de 185 milions (15 millions pour les grèves et plus de 170 millions pour le Covid).
Alexander Neef, le nouvel Orphée envoyé pour le tirer de là, travaille à bas bruit dans une maison plutôt habituée au tumulte des chœurs. Cela intrigue d’autant plus que, depuis son arrivée, une réforme est attendue. Le 1er septembre 2020, jour de la passation de pouvoirs entre Lissner et Neef organisée en grande pompe Rue de Valois par la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot rappelait que «les difficultés structurelles de l’Opéra de Paris exigent des réformes importantes» et rendait publique sa décision de confier à Georges-François Hirsch et Christophe Tardieu, anciens directeurs adjoints de l’Opéra de Paris, un rapport sur les solutions pour rétablir l’établissement public.
Retourner à l’équilibre
On attendait sous deux mois les solutions préconisées par les experts et la réforme à suivre. Las: mesurant combien ce rapport pouvait gêner le nouveau directeur et craignant par là même de déplaire à Emmanuel Macron qui l’avait choisi personnellement, la ministre enterrait le document. Et épongeait: sur ces trois années 2020 à 2022, l’État a apporté un soutien exceptionnel de 86 millions d’euros tandis que l’établissement réalisait un effort d’économie sans précédent de 72 millions d’euros.
Depuis, Alexander Neef n’avait pas détaillé son plan d’action. Il avait simplement fait parler de lui en commandant un rapport sur la diversité, ouvrant la plateforme L’Opéra chez soi, pour que les spectacles en pleine pandémie aient encore un public et puissent par la suite être vus loin de Paris. Il avait aussi négocié pendant de longs mois la venue du chef star Gustavo Dudamel en remplacement de Philippe Jordan. Autant d’arbres pour cacher la forêt? Ou simplement le temps nécessaire à observer et à barrer un vaisseau enlisé dans les pertes et dans la pandémie? On attendait des réformes, il prend aujourd’hui une autre position: «Je ne réforme pas, je mène une évolution donnant à la maison une conduite plus responsable, plus crédible, plus pérenne.»
"On n’est pas dans une logique de festival permanent mais on ne peut pas exclure la production de spectacles magnifiques" Alexander Neef, le directeur de l’opéra de Paris
Au menu, réduction de la masse salariale, du budget de productions et création d’une troupe de chanteurs à partir de 2023-2024. L’idée? Retourner à l’équilibre économique en 2024-2025 en retrouvant les recettes propres d’avant-crise et rendre vivable un modèle économique particulier qu’il ne souhaite pas remettre en question. L’État peut bien verser à l’Opéra de Paris environ le double qu’à l’ensemble des autres Opéras de France, sa subvention de 95 millions ne couvre qu’environ 43 % de son budget (230 millions d’euros) contre 80 % pour les autres Opéras. À Paris, l’équilibre est assuré à 60 % par les ressources propres: mécénat (10 %), billetterie (35 %) et recettes commerciales. La maison compte plus de 400 levers de rideau par an: ici, jouer est vital.
«Pérennité de la maison»
Le rapport Tardieu-Hirsch, resté secret depuis deux ans, préconisait l’abandon de la salle modulable. Neef s’est débrouillé pour qu’elle soit ouverte et rapporte de l’argent. Il a signé avec le Grand Palais immersif une autorisation d’occupation temporaire pour trois ans, moyennant redevance garantie et participation aux recettes. Le Grand Palais y présentera à partir de septembre l’exposition «Venise».
Le rapport faisait deux autres recommandations. Les experts, après un tour de la maison, notaient qu’un certain nombre des 1500 salariés accepterait de partir. Une aubaine: la masse salariale de 115 millions d’euros dépassait de 20 millions la subvention. «Entre 2022 et 2025, il devrait y avoir plus de 250 départs en retraite, ce qui s’explique par l’âge de l’Opéra Bastille, indique Alexander Neef. Cela aura un impact économique, car les salaires d’embauche sont inférieurs aux salaires de fin de carrière. Par ailleurs certains départs pourraient ne pas être remplacés, car le métier évolue. On ne travaille plus aujourd’hui comme en 1989.» Autre point: la nomination d’un superdirecteur qui couvrirait le lyrique et le ballet. Les commissaires soulignaient que le prestige d’un directeur étant lié à la splendeur de ses productions, celui-ci avait du mal à sacrifier un metteur en scène star sous prétexte d’émoluments astronomiques ou de retards qui obligeraient à faire produire décors et costumes en dehors des ateliers maison. Du moins était-ce le cas pour les prédécesseurs de Neef, auxquels on donnait ce poste avant leur départ à la retraite.
«Ce poste n’est pas pour moi un bâton de maréchal venant couronner ma carrière. Il est clair que même si j’étais prolongé au-delà de mon mandat, je devrai poursuivre ma carrière ailleurs, dit Alexander Neef, âgé de 47 ans. Ma logique est donc celle de la pérennité de la maison. Depuis mon arrivée, le moteur est la programmation, qui détermine les coûts et la manière de déployer la maison. On choisit un répertoire défini avec Gustavo et les autres artistes importants. Il est clair que Les Noces de Figaro et Turandot manquaient au répertoire de l’Opéra de Paris. Et nous devons aussi connaître les rôles qu’Anna Netrebko ou d’autres veulent aborder dans les cinq ans à venir. Mais la période où le directeur d’opéra disait à ses équipes: quoi qu’il en coûte, je veux telle œuvre avec tel metteur en scène et tel casting est révolue. Désormais tout doit être anticipé. Le budget est défini avant même d’approcher un metteur en scène, la remise de la maquette se fait dix-huit mois avant la production, ce qui permet de chiffrer le projet et éventuellement de le faire adapter. Toutes les équipes participent aux décisions en amont.»
Quant à l’éclat des productions, qui a vu par exemple un Moïse et Aaron somptueux mais impossible à reprogrammer, donc à amortir, là aussi Neef prend parti: «On n’est pas dans une logique de festival permanent, ce qui ne doit pas exclure la production de spectacles magnifiques. Cependant ceux-ci doivent être exploitables pendant quinze ou vingt ans. Du point de vue esthétique, on ne cherche ni provocation ni scandale, mais de grands artistes qui peuvent tenir dans le temps. Iphigénie en Tauride de Warlikowski, hué à sa création voici quinze ans, garde toute sa force.»
«Définir un salaire par mois»
À ces mesures qui devraient permettre de fonctionner sur un mode plus rationnel, s’ajoute la réforme des conventions collectives dont la Cour des comptes épingle les dispositions baroques chaque fois qu’elle remet un rapport sur l’Opéra de Paris. «La convention collective est ce qui fonde le fait que les salariés travaillent le soir et les week-ends. Cela suppose de négocier des contreparties, dit Martin Ajdari, directeur adjoint. On peut espérer plus d’efficacité sans faire table rase de l’existant, mais cela suppose de renégocier certains points. On commence à dialoguer avec les organisations syndicales autour d’un projet stratégique établi qui prend en compte notre obligation de jouer à un rythme soutenu en dépensant moins et en ouvrant sur un objectif sociétal et environnemental qui permettra d’inscrire l’Opéra de Paris dans le XXIe siècle. D’un autre côté, nous devons rester attentifs au pouvoir d’achat des personnels.»
Avec son salaire, un danseur du ballet pouvait, il y a vingt ans, s’établir dans Paris. Ça n’est plus le cas. Les syndicats puissants dans la maison accueillent la proposition avec suspicion. De même qu’ils s’agacent d’un système qui les met à la merci des mécènes du CAC 40. Les soirées qui les réunissent pour profiter du spectacle et lever des fonds, organisées par l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris (Arop), sont à la merci des préavis de grève.
Dans ce contexte, la venue de Gustavo Dudamel interroge. Le chef vénézuélien, que l’orchestre parisien appelait de ses vœux et avec lequel il file une relation idyllique, est une star du symphonique. Sa réputation au lyrique reste à faire. Directeur de l’Orchestre symphonique de Los Angeles, sa fougue et son charisme l’ont fait coopter dans le clan très fermé des grands chefs internationaux alors qu’il dirigeait l’Orchestre des jeunes du Venezuela. Avec 2.857.103 dollars annuels à Los Angeles en 2018-2019, selon le consultant spécialisé Drew McManus, qui publie tous les ans sur son blog, Adaptistration, les données financières des grands orchestres américains, il est le second chef le mieux payé du monde.
Sa fonction à Paris n’a certes rien à voir avec celle qu’il exerce à Los Angeles où, en plus de diriger artistiquement l’orchestre, il doit assurer son financement en levant du mécénat. Son salaire reste cependant le secret le mieux gardé de l’Opéra de Paris et sa présence simplement six mois par an agace les syndicats. «L’argent n’a pas d’odeur, mais à partir du million il se fait sentir», note dans sa gazette à ce sujet SUD, majoritaire dans la maison. Alexander Neef se défend: «Le salaire de Philippe Jordan n’a jamais été rendu public et il dirigeait également l’Orchestre symphonique de Vienne. Celui de Gustavo s’inscrit dans le cadre économique défini avec l’accord des tutelles pour l’emploi de directeur musical dans cette maison. En outre, sa venue a soulevé un grand enthousiasme parmi le public et les mécènes. Rolex, par exemple, a confirmé son engagement, et cela a sans doute contribué à la venue d’Aline Foriel-Destezet, comme grande mécène.»
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