Cent cinquante délégués de lieux ou d’événements culturels se sont retrouvés à Lyon pour se réinventer après la pandémie.
« Demi-jauge », « reconfiné », « le merdier ! »… Devant le Théâtre Comédie-Odéon à Lyon (2e), le mardi 6 octobre, une assemblée de blousons et de parkas se saluent, s’apostrophent, se racontent. Ils viennent de Clermont-Ferrand, d’Aurillac, de Bordeaux ou de Meaux. Un groupe débarque du train de Paris. Toulouse, Marseille… Ceux de Montpellier ont mutualisé une voiture. En tout, 150 délégués sont venus participer aux Etats généraux des indépendants de la culture.
Retour en arrière. Quand, en mars, le festival Reperkusound du collectif Mediatone est annulé, premier domino dans un jeu où tout allait s’écrouler, Vincent Carry, patron d’Arty Farty (110 salariés – qui gère diverses salles à Lyon et y organise le célèbre festival Nuits sonores), décroche son téléphone pour appeler ses camarades du monde de l’électro : « On était évidemment saisis par la tempête. Question de survie. Mais il y avait aussi, pour une large partie d’entre nous, l’envie de remettre à jour le logiciel des politiques culturelles. »
Ainsi naît « L’appel des indépendants » de la culture : 1 600 ralliements. Lesquels débouchent, à l’été, sur une soixantaine d’ateliers un peu partout en France, et 151 propositions. Ce sont celles-ci que, pendant deux jours, les délégués sont venus discuter, amender, préciser afin de les proposer dans un Livre blanc à paraître le 10 novembre.
Des airs de convention citoyenne
Là-dessus, la tenue, la semaine précédente, des Etats généraux des festivals, où Roselyne Bachelot a annoncé une rallonge pour ceux-ci de 5 millions d’euros, et, d’autre part, l’annulation du Marché des musiques actuelles (le MaMA), rendez-vous essentiel pour la profession qui devait avoir lieu du 14 au 16 octobre à Paris, donnent à l’événement une résonance particulière pour un secteur spécialement mis à mal par les restrictions sanitaires.
Et pourtant, qu’est-ce que représentent 1 600 signataires dans la nébuleuse culturelle, particulièrement riche en réseaux, confréries, syndicats, fédérations de tout poil ? A titre de comparaison, on compte en France 40 000 associations culturelles employant au moins une personne – dont la moitié dans le spectacle vivant. A elle seule, la musique concerne par ailleurs 4 000 entreprises. Et qu’est-ce qu’un « indépendant » ?
Sommés de se définir, ceux-ci nomment d’abord l’ennemi : multinationales du spectacle (Live Nation, Lagardère…), majors du disque (Universal, Sony, Warner), grands établissements d’Etat gourmands de subventions, comme l’Opéra de Paris ou Versailles… « On gueule jamais assez, on est des agneaux ! Des TPE [très petites entreprises] de merde », claironne Cyrille Bonin, le truculent patron du Transbordeur, à Villeurbanne. On aura donc compris : les petits contre les gros.
Les initiateurs du projet redoutaient de rester entre eux, et ont immédiatement décidé de s’ouvrir à tous les secteurs de la culture – y compris les petits médias indépendants et les « tiers lieux », ainsi qu’il est désormais convenu d’appeler ces pépinières hybrides que sont les endroits de type Darwin à Bordeaux ou Ground Control à Paris. Reste que la majeure partie des troupes vient des musiques actuelles. Simplement, cette fois, on ne parle pas artiste ou programmation, mais inclusion sociale, stratégie environnementale, outillage juridique, systèmes d’entraide… En somme, on redécouvre le champ du politique. Et cela a des airs de convention citoyenne.
L’appétit d’une génération
« Il y a quinze ans, tu me parlais de politique, j’étais perdu, sourit le Marseillais Cyril Tomas-Cimmino, qui dirige Bi-Pole (festival Le Bon Air) à la friche La Belle-de-Mai (3e). Il faut profiter de cette parenthèse causée par le Covid-19 pour arrêter de subir, et bouger les lignes. » Intéressant de regarder, à Lyon comme ailleurs, cette génération – ils sont souvent jeunes – délaisser les platines ou les plannings de programmation pour s’approprier, comme ici, les outils sémantiques d’un aggiornamento : « Etats généraux », « parlement ». Avec naïveté parfois, mais aussi avec l’énergie des chaos constructeurs. « Prenons l’engagement d’arrêter de servir de la viande », dit l’un. « Faisons signer à nos artistes une charte pour qu’ils ne prennent pas l’avion pour venir », propose l’autre.
Laure Pardon, directrice du Foreztival, au nord de Montbrison (Loire), 35 000 spectateurs, 16 éditions, autofinancé à 97 % (« donc très indépendant », sourit-elle), est à l’image de cette assemblée de jeunes gens studieux qui planchent par groupes, sous-groupes, commissions, clamant que c’est dans les moments de crise que les mondes parfois basculent, s’émerveillant de découvrir que fonctionner « en rhizome » est plus efficace qu’en étant isolé. « Voir les copains, en ce moment, ça fait du bien, glisse-t-elle. Il y a une réalité, c’est que, aujourd’hui, on ne sait pas où on sera demain. »
Romain Laleix, le directeur général délégué du tout nouveau Centre national de la musique (CNM), en gestation depuis dix ans et enfin créé en janvier justement pour fédérer le secteur et lisser les aides afférentes, est venu de Paris : « On a deux-trois ans pour reloader le modèle économique du secteur. » Le CNM a annoncé, le 28 septembre, un fonds de 42 millions d’euros pour compenser les pertes liées à la mise en place de la distanciation sociale. Mais si ce n’était plus la question ? Peu importe, au fond, le Livre blanc qui doit en sortir, peu importe que cet « appel des indépendants » n’ait pas la taille critique pour imposer un rapport de force dans ce monde aux réseaux multiples et souvent concurrents. Ce que ces Etats généraux racontent, c’est l’appétit d’une génération, la volonté, comme dans le reste de la société, d’une évolution des paradigmes et l’éternel souhait d’entrer dans la carrière quand les autres n’y seront plus. Pour une société, toujours un bon signe de vitalité.
Le ministère a dû en avoir les oreilles qui sifflent, qui a publié, au moment même où les participants se séparaient, un communiqué rappelant combien il avait dépensé cette année pour toutes ces structures : plus de 176 millions d’euros, listant point par point tous les efforts consentis, et ceux à venir.
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