L’annonce d’un possible report des festivals en 2024, pour cause de redéploiement des forces de l’ordre pendant les jeux Olympiques, a sidéré les professionnels de la culture. Plusieurs d’entre eux préviennent : le secteur ne s’en remettrait pas.
Y aura-t-il des festivals à l’été 2024 ? La question peut paraître incongrue. Non seulement elle ne l’est pas, mais voilà qu’elle fait irruption dans le débat public. En cause, les prochains jeux Olympiques qui se tiendront à Paris et dans plusieurs villes en France du 26 juillet au 11 août, les jeux Paralympiques prenant le relais du 28 août au 8 septembre. Leur organisation devrait mobiliser tout ce que la France compte de policiers et de gendarmes. Au point de rendre impossible la sécurisation des « autres » manifestations culturelles ou sportives, et de devoir les décaler, voire les supprimer.
Gérald Darmanin n’aurait pas pu mieux s’y prendre pour se mettre à dos tous les acteurs culturels. Auditionné mardi 25 octobre au Sénat par la commission des lois, le ministre de l’Intérieur explique que trente mille policiers et gendarmes seront nécessaires pour assurer quotidiennement la sécurité des Jeux. Et évoque, au passage, le « principe » du « report ou l’annulation des grands événements sportifs ou culturels mobilisant de nombreuses forces de police et de gendarmerie ». Songerait-il purement et simplement à annuler la tenue de certains d’entre eux ?
À l’issue de son audition, il cède justement la place à son homologue de la Culture, échangeant une bise et quelques rires avant de s’éclipser. Et lorsque Rima Abdul-Malak prend place devant les sénateurs de la commission des affaires culturelles pour défendre son budget 2023, elle est rapidement interpellée par Sylvie Robert. La sénatrice socialiste d’Ille-et-Vilaine fait part de son « inquiétude, renforcée en écoutant M. Darmanin », quant à « la tenue d’un certain nombre d’événements du fait de l’organisation des JO ». Et souligne l’important besoin d’anticipation afin d’éviter une « saison blanche » pour les festivals de 2024. Car, à vingt et un mois du lancement des Jeux, plusieurs acteurs sont déjà confrontés à des pénuries diverses : de lieux, indisponibles car déjà loués pour l’organisation des Jeux ; de matériel, de personnels techniques ou d’agents de sécurité.
Rappelant que les jeux Olympiques constituent « une opportunité pour la France de construire un projet culturel ambitieux [incluant] les Olympiades culturelles de 2023 et 2024 [auxquelles] s’ajoutent les festivals et animations habituels qui font partie de l’ADN de la France », la ministre de la Culture a assuré qu’elle était consciente de ces « pressions » et serait « mobilisée ». Elle aurait pu ajouter que les quelque six mille festivals qui se tiennent chaque année en France font, eux aussi, rayonner les territoires et constituent un levier économique essentiel. Les plus menacés pour 2024 – ceux qui se tiennent pendant les Jeux, ou qui accueillent beaucoup de public – n’ont pas de mots assez durs pour condamner les propos du ministre de l’Intérieur et dénoncent l’absence de concertation. Ils ont fini par obtenir une réaction, ce jeudi en fin de journée, du ministère de la Culture, jusqu’ici silencieux. « Dès la semaine prochaine, la ministre Rima Abdul-Malak recevra les festivals [les plus importants] et les syndicats d’employeurs qui les représentent », pour « concilier les besoins des Jeux avec les événements estivaux ». On aurait peut-être pu commencer par là…
Jérôme Tréhorel, directeur des Vieilles Charrues à Carhaix
« C’est une annonce d’autant plus brutale que les choses auraient pu être traitées autrement. Un tel chevauchement entre culture et sport est déjà survenu par le passé : en 2016, avec l’Euro de football organisé en France, après les attentats… Des solutions avaient été trouvées. La ministre de l’Intérieur actuelle semble méconnaître nos organisations : aux Vieilles Charrues, on dispose de notre propre sécurité à la personne, avec sept cent cinquante agents professionnels privés. Les forces mobiles − soit deux cents gendarmes −, mobilisés par le préfet, restent en retrait, au cas où. Elles peuvent donc être mutualisées avec d’autres événements, comme c’est déjà arrivé. Mais aucune épreuve des JO ne se tiendra en Bretagne… Quant à l’idée d’un report dans la saison, c’est impossible : on s’inscrit dans des plannings de tournées mondiales très contraignants. Et puis les festivals ont un rôle économique, social, sur les territoires, ainsi qu’un savoir-faire qu’on ne peut balayer d’un revers de main. »
Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes de Belfort
« Une nouvelle annulation pure et simple de la saison des festivals en France me paraît improbable. Cela signifierait la mort du secteur, car l’État ne va pas remettre la main à poche. Quand Darmanin dit que les JO ne sont là qu’une fois par siècle, on peut lui répondre que ça ne doit pas se faire au prix de la panne culturelle du siècle. Il faut engager une concertation, et vite, avec les pouvoirs publics, les préfets, pour s’organiser. Nous devons déjà nous positionner sur les têtes d’affiche internationales pour 2024. Se déplacer un week-end avant ou après, c’est possible : les Eurockéennes se sont déjà tenues fin juin, ou le deuxième week-end de juillet. Mais reporter, comme on l’a entendu, à janvier-février, ou après septembre, c’est impossible. Vous imaginez quarante festivals de musique actuelle concentrés début octobre ? En 2019, sept millions et demi de Français se sont rendus dans un festival, dont plus de la moitié en été. C’est un phénomène massif, qu’on ne peut ignorer. »
Stéphane Krasniewski, directeur du festival Les Suds, à Arles
« Le 3 octobre, lors du bilan des festivals au ministère de la Culture, nous avions soulevé trois problématiques essentielles à nos yeux : la pénurie de matériel, le manque de personnel technique et la question de la sécurité. Nous avons insisté sur le fait qu’en 2024 ces problèmes risquaient d’être encore amplifiés du fait des jeux Olympiques. Rima Abdul-Malak nous a dit prendre bonne note de ce goulet d’étranglement, et nous en étions restés là. Moins d’un mois plus tard, sans qu’aucune concertation n’ait eu lieu dans l’intervalle, le ministre de l’Intérieur prend la parole pour des annonces aussi surprenantes que choquantes. En quelques phrases, la culture, les festivals, les concerts sont à nouveau jugés “non essentiels” et opposés au sport comme s’ils ne pouvaient pas être complémentaires. C’est atterrant.
Après deux années de pandémie, le retour du public se fait progressivement. Nous avons besoin de temps pour reconstruire un lien durable avec lui. La perspective d’un été sans festival est inenvisageable. Il signifierait la fin de nombre de manifestations culturelles. Il nous reste un an et demi pour trouver des solutions, mettons-nous autour d’une table et trouvons-les. »
Cyril Tomas-Cimmino, codirecteur du festival Le Bon Air, à Marseille
« Manifestement Gérald Darmanin doute de l’intérêt général des manifestations culturelles. On en est encore à ce niveau de considération… C’est pitoyable. Après deux années de pandémie, une reprise en demi-teinte en 2022, car les jeunes ont parfois désappris à fréquenter les concerts, on voudrait annuler les festivals en 2024. Autant signer tout de suite la disparition des manifestations les plus fragiles, et avec elles de tout l’écosystème qui les entoure.
On a passé deux ans avec le Centre national de la musique à monter des financements pour compenser les conséquences de l’épidémie de Covid, on ne va pas passer les dix-huit prochains mois à discuter d’un fonds de compensation des festivals du fait des JO. Le secteur des musiques actuelles a d’autres enjeux à faire valoir. Quant à Gérald Darmanin, qui déclare que “les JO, c’est une fois par siècle et que chacun doit faire des efforts”, j’ai envie de lui dire qu’il y a toute une jeunesse qui, une fois dans sa vie, vient fêter ses 18 ans et sa citoyenneté dans un festival. Culture et sport doivent pouvoir cohabiter, non ? »
Joran Le Corre, producteur de spectacles au sein de l’agence Wart et organisateur du Panoramas Festival, à Morlaix
« C’est assez fou de se dire qu’on vit dans un pays où on va mettre la culture en stand-by pendant trois mois. Arrêter les festivals, c’est mettre en danger tout un écosystème comprenant des techniciens, des artistes, des agents de sécurité et une filière qui génère des dizaines de millions d’euros par an. Sans parler des retombées indirectes au niveau local. Dans ma région, à Carhaix et à Morlaix, les boulangers, les cafetiers ou les propriétaires de gîtes font leurs meilleurs chiffres pendant le festival des Vieilles Charrues et le Panoramas Festival. Pourquoi un festival breton ou ariégeois devrait se mettre en arrêt pour une compétition de 110 mètres haies à Paris ? En tant que producteur de spectacles qui investit beaucoup d’argent dans des tournées tout au long de l’année, je ne sais pas comment je ferais sans les festivals d’été. Par exemple, la tournée actuelle de Jeanne Added, dont j’ai vendu jusqu’à quarante-cinq dates, rétribue seize personnes, avec un tour bus qu’il faut louer, l’essence qu’il faut payer… Les festivals d’été sont, pour moi, l’unique moyen d’entrer dans mes frais. »
Thierry Langlois, producteur de concerts, à la tête d’Uni-T
« Après les nombreux attentats que notre pays a connus, il n’est pas incompréhensible que l’État s’inquiète de notre sécurité. Reste qu’entendre que nous ne disposons pas des moyens d’assurer la sécurité du pays est quand même assez inquiétant. Je ne suis pas un spécialiste de ces questions mais il me semble qu’il y a aussi l’armée. Cette annonce voudrait-elle dire qu’on pourrait supprimer les grands festivals et pas les autres rassemblements ? Ou alors M. Darmanin lance-t-il un signe en direction des préfets, afin qu’ils annulent également les fêtes locales et les bals du 14-Juillet ? Je n’ai pas envie de polémiquer plus avant, mettons-nous autour de la table et discutons ! »
Marie Sabot, directrice du festival WeLoveGreen, à Paris.
« On pressentait, au vu des pénuries de personnel technique et de matériel à l’été 2022, que la cohabitation “logistique” avec les JO allait être compliquée. Ce sentiment s’est renforcé lorsque nous avons rencontré Rima Abdul-Malak, le 3 octobre dernier, lors du bilan des festivals. La ministre de la Culture nous a fait part de ses craintes en termes de...
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