A l’heure où se profile une échéance présidentielle nationale, Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, estime dans une tribune au « Monde » qu’il importe de rappeler combien l’éducation et la culture sont des enjeux majeurs pour les politiques publiques et doivent être pensées ensemble.
Tribune. De tous les constats sur notre temps, il en est un qui est unanimement partagé, c’est que nous vivons une période de crise. Qu’on la pense au singulier ou au pluriel, qu’on accentue telle ou telle de ses dimensions, écologique, sanitaire, financière, économique, sociale, morale, politique, la crise est le signifiant majeur de notre époque.
Sous ce terme, il faut d’abord entendre, vécue par des millions d’êtres humains, une expérience négative, de destruction et de perte : destruction de la planète et de la vie, perte d’emploi, de domicile, de pouvoir d’achat, de sens, de repères ou de confiance. Du point de vue de ses causes, la crise procède d’une certaine expérience du temps, qui prend la forme de l’achoppement et du conflit : achoppement des savoirs, des usages et des représentations sur ce qui survient, conflit entre l’ancien et le nouveau.
Rupture et négatif
La définition la plus juste reste à cet égard celle qu’en donne le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) en 1930 dans ses Cahiers de prison (Gallimard), alors que l’Europe est profondément ébranlée au plan politique, économique et social : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. »
Force est aujourd’hui de reconnaître que nous ne sommes toujours pas sortis de cet interrègne. A la vérité, cet interrègne est notre demeure depuis la modernité, c’est-à-dire depuis que s’est instituée, et que ne cesse de s’intensifier, sous le couvert du progrès, la percée du nouveau dans l’ancien.
En contrepoint de la représentation harmonieuse et positive que véhicule l’idée de progrès, toute une série de signifiants vient inscrire la rupture et le négatif au cœur des temps modernes, nous rappelant combien ceux-ci sont à la fois structurés et traversés par le conflit de l’ancien et du nouveau : révolutions (politique ou industrielle), krach (boursier), dépression, récession, choc (pétrolier), querelle (des Anciens et des Modernes), scandale (de l’Olympia [de Manet] ou de l’Urinoir [de Marcel Duchamp]).
Plus récemment s’est imposée la notion de transition. Mis en circulation dans les années 1970, alors que l’Occident, à travers la publication du rapport de Dennis Meadows [sur Les Limites de la croissance] et deux « chocs pétroliers » successifs, commence à prendre conscience de la tension à terme insoutenable entre la dynamique de croissance économique et démographique, et la limitation des ressources, ce terme propose une représentation du temps alternative à la crise. Là où la crise procède d’un conflit irrésolu et mortifère entre l’ancien et le nouveau, la transition implique une articulation fluide et viable.
Une commune opération de formation
Si l’on veut se donner les moyens de favoriser une telle articulation, deux domaines doivent retenir notre attention, car ils se situent précisément sur la zone de friction de l’ancien et du nouveau – si bien qu’ils sont toujours structurellement en crise et potentiellement en transition. Il s’agit de l’école, entendue dans son sens le plus large, comme institution consacrée à l’enseignement, indépendamment de son niveau ou de sa spécialisation, et de la culture, considérée là aussi de façon très générale, à la fois comme corpus – d’œuvres et de savoirs, mais aussi de coutumes et de façons de vivre et de faire – et comme processus – aussi bien de formation que de création.
Se situant sur la même faille temporelle, l’école et la culture partagent également une capacité à instituer une expérience à la fois dialectique et dialogique du temps, qui permet de dépasser le conflit dont procède la crise. Mettant en jeu une commune opération de formation, au sens le plus actif et processuel du mot, l’école et la culture instaurent en outre une communauté temporelle, littéralement une contemporanéité, qui permet à des époques et des générations distinctes de dialoguer.
Certes, ici et là, la formation et le dialogue intergénérationnel ne se déroulent pas de la même façon. Quand ces deux activités s’inscrivent dans un cadre strict qui leur est réservé à l’école, elles prennent des formes plus diffuses et diverses dans la culture. Ce qu’il importe néanmoins d’apercevoir, c’est le potentiel de transition que recèlent ces deux endroits.
Alors que l’espace politique est de plus en plus déserté par la jeunesse, qu’une grande part de celle-ci et toute l’enfance lui sont de droit soustraites, l’école et la culture sont les seuls espaces publics où les générations futures peuvent faire valoir leur point de vue auprès des générations actuelles et anciennes.
Un monde nouveau
Or, la prise en compte de ce point de vue est essentielle si l’on veut se donner les moyens de dépasser le conflit mortifère de l’ancien et du nouveau : de transformer la crise en controverse et de lui opposer une puissance critique d’un niveau supérieur. J’entends par là une puissance de discernement et d’évaluation apte à affirmer la valeur de l’ancien qu’il importe de conserver et celle du nouveau qu’il convient d’accompagner dans son émergence.
Cette puissance critique, nous ne pourrons la construire sans impliquer étroitement les générations futures et intégrer l’urgence et l’impatience légitime qui les habitent, à l’endroit en particulier d’un triple état de fait dont elles héritent et qu’elles jugent inadmissible : la dégradation des formes de vie terrestre, l’exercice de la...
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