La technique de la spatialisation du son est le nouvel enjeu stratégique de l’industrie musicale. Pour une meilleure expérience dans les concerts mais surtout pour le streaming.
Dans le casque audio, quand Elton John entame le refrain de Rocket Man, la fusée décolle comme jamais. Voix, chœurs, piano, guitares, batterie, basse, synthétiseur… Pour l’auditeur, les différentes pistes sont nettement distinguables dans toutes les dimensions de l’espace, comme si chacune était diffusée par des enceintes disposées à droite ou à gauche, devant ou derrière, dessus ou dessous, à des distances et volumes variés. «I’m a rocket maaaan !» La musique est partout. C’est la magie de l’immersion sonore, ou du son 3D, une sensation qui s’éprouve mieux qu’elle ne s’explique. Grosso modo, il s’agit de restituer une écoute la plus naturelle possible, en trois dimensions au lieu de deux pour la stéréophonie. Les techniques pour y parvenir sont multiples et elles ne sont pas nouvelles, chacun a pu l’expérimenter dans une salle de cinéma ou avec un système de home cinéma. Mais l’industrie musicale, occupée à colmater la crise du disque, a tardé à s’en emparer. C’est chose faite.
Depuis quelques mois, les applications de streaming parient sur le son 3D, désormais accessible à portée de smartphone. L’écoute binaurale (avec un casque ou des écouteurs) permet de s’y plonger immédiatement. C’est moins évident sur des enceintes domestiques où le résultat dépend beaucoup du nombre de haut-parleurs, de leur qualité et de la compatibilité avec un écosystème pas encore standardisé. Mais la révolution est en marche: la plupart des professionnels s’accordent à penser que la spatialisation sera généralisée dans cinq ans.
«Bénéfices émotionnels»
«On a l’impression de vivre l’arrivée de la stéréo dans les années 1960», s’enthousiasme Antoine Petroff en appuyant sur «play». Ce n’est plus Rocket Man mais c’est encore une histoire de fusée : le bruit que produit Ariane au décollage est diffusé plein pot dans les 22 mètres carrés de Cosmos Acoustique, le studio de mixage que l’ingénieur du son a aménagé à la Gaîté Lyrique, une institution culturelle parisienne. L’impressionnant grondement, qu’il a capté à Kourou, est suivi par Love Like a Sunset, un titre de Phoenix qu’il a remixé avec un son spatialisé qui a bluffé les membres du groupe. Cette capsule sonore lui a été commandée par ArianeGroup et le fabricant d’enceintes Devialet pour leurs opérations promotionnelles communes. Elle illustre l’étendue des domaines dans lesquels la magie opère. «Les musiciens sont en train de comprendre les bénéfices émotionnels qu’ils peuvent tirer de ces technologies et ils commencent à les intégrer dans leur processus de création», relève Antoine Petroff en œuvrant aussi pour Ircam Amplify, une filière de l’Ircam à la charnière de la recherche et des applications pratiques. Créé en 1977 par Pierre Boulez, souvent en avance d’un temps, l’Ircam est en pointe dans ce domaine aussi, grâce à son logiciel Spat dédié à la spatialisation en temps réel. Désormais, les astres – technologie, business, créativité – semblent alignés pour que les innovations deviennent une norme démocratisée.
La spatialisation est une vieille antienne, les compositeurs classiques se souciant déjà de la répartition des instruments sur scène. «Ça fait aussi belle lurette que la musique électroacoustique s’en est emparée, en démultipliant les possibilités en la matière», note Olivier Warusfel, chargé de recherche à l’Ircam, en citant Stockhausen, Boulez ou Xenakis. Il ajoute : «La nouveauté, c’est que les musiques actuelles s’y intéressent.» Démonstration au studio Guillaume Tell, à Suresnes, où ont enregistré les Stones, Prince et Johnny. Depuis le printemps 2021, il est équipé en Dolby Atmos, une technologie surtout adoptée par le cinéma depuis dix ans. Son ingénieur du son, Denis Caribaux, explique : «Au lieu de mixer la guitare à droite, à gauche ou au centre comme c’est le cas en stéréo, je peux la placer partout dans l’espace.» Chaque piste instrumentale est désignée comme un «objet» qu’il est possible, grâce à une interface informatique, de positionner dans un plan 3D autour de l’auditeur. À l’écoute, la musique gagne en profondeur et en clarté. «C’est une nouvelle ère», pose Denis Caribaux qui réalise désormais deux mixes, stéréo et Dolby Atmos, aussi bien pour le dernier Eddy Mitchell que pour le prochain Melody Gardot : «Le coup de pied dans la fourmilière, ça a été l’arrivée du Dolby Atmos sur Apple Music. Quand Apple réclame du contenu, les maisons de disques obtempèrent.»
En juin 2021, Apple Music a fait sensation en annonçant l’arrivée de titres en Dolby Atmos sur sa plateforme de streaming, sans surcoût (9,99 euros par mois). Une offre à comparer à celles d’Amazon Music (9,99 euros) et Tidal (19,99 euros) qui embarquent à la fois Dolby Atmos et son format concurrent, Sony 360 Reality Audio, ce dernier aussi disponible sur Deezer (14,99 euros). Spotify rechigne mais Qobuz devrait y céder en fin d’année selon Axel Destagnol, chef de produit de la société française : «Dolby Atmos décolle. Le catalogue des titres s’étoffe et la compatibilité entre systèmes s’améliore. Mais attention, toutes les musiques ne sont pas sublimées par la spatialisation. Dans le cas d’un groupe comme Nirvana, elle va même à l’encontre de la puissance voulue par le mix stéréo.» Des Beatles à Bowie, de Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg à 10 000 Hz Legend de Air, du classique au jazz, les maisons de disques remixent à tour de bras leur «back catalogue» pour fournir du contenu aux plateformes. En partant de l’enregistrement multipistes, les ingénieurs du son étirent le spectre en 3D, avec plus ou moins de réussite selon leur talent et le respect qu’ils accordent au mix originel. Le succès de la musique immersive passera aussi par la qualité de sa réalisation.
«L’immersif deviendra mainstream»
De The Weeknd à Taylor Swift, toutes les grosses sorties incluent désormais un mix spatialisé. Sur le terrain de la pop française, le groupe L’Impératrice a ouvert le bal avec Tako Tsubo. L’album est paru en avril 2021 sur le label microqlima dont la chef de projet, Alexandra Nadeau, témoignait lors d’une conférence du dernier festival MaMA, à Paris : «On sent l’engouement de l’industrie mais il faut encore convaincre certains artistes.» Artiste de musique électronique, Molécule (de son vrai nom Romain Delahaye) est convaincu depuis longtemps : le son 3D inspire son album qui sortira fin 2022 ou début 2023. «Je pense volumes, espaces et mouvements à 360 degrés, depuis la composition jusqu’à l’enregistrement et à la restitution, et c’est complètement nouveau, dit-il. On défriche mais j’ai la conviction que c’est l’avenir.» Depuis 2019, Molécule défriche aussi le live avec Acousmatic 360°, concert au cours duquel il se produit au milieu du public dans le noir, pendant que le son est spatialisé, en direct et sur douze enceintes, par Hervé Déjardin, ingénieur du son à Radio France. Molécule, qui conçoit aussi – pour juin 2023 – une création spatialisée avec l’Orchestre national de Lille, collabore notamment avec la société française L-Acoustics, leader mondial de la sonorisation de spectacle, dont la technologie L-ISA s’applique à l’enregistrement comme au live.
Le directeur exécutif des technologies créatives, Guillaume Le Nost, explique : «Tout est né, il y a maintenant dix ans, d’une frustration. La technologie des enceintes de concerts était mature mais leur position dans la salle, à droite et à gauche, n’était pas optimale, 1 % à 2 % des spectateurs étant à l’exacte bonne distance de chaque source. Avec L-ISA, le public est DANS le son, au point d’oublier qu’il y a des enceintes.» Elles sont pourtant cinq au minimum, au-dessus de la scène, et parfois aussi sur les côtés, derrière, au plafond… Le traitement du son s’adapte...
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