Si la hausse sans précédent du budget de la culture prévue dans l’accord PS-LFI a tout pour ravir la gauche, des socialistes, parmi les plus anciens, ne sont pas rassurés par les « ambiguïtés » du chef de file des « insoumis » sur la question identitaire, souligne dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
Le texte scellant l’accord entre le Parti socialiste (PS) et La France insoumise (LFI) mentionne que les budgets alloués à la culture doivent atteindre 1 % du produit intérieur brut (PIB), soit autour de 22 milliards d’euros par an pendant cinq ans. Cette mesure, qui figurait dans les programmes de Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles de 2017 et de 2022, a tout pour ravir la gauche et les créateurs. Mais non, ce n’est pas si simple, tant le profil culturel du leader indigne certains au PS et inquiète nombre de responsables du secteur artistique.
L’argent culturel d’Etat, si on ratisse très large, s’élève actuellement à 16 milliards d’euros. La hausse prévue est astronomique, sans équivalent, s’ajoutant aux dizaines de milliards promis par M. Mélenchon à d’autres secteurs. Une folie budgétaire, disent nombre de voix à gauche et même parmi les bénéficiaires dans l’art. En 1981, Jack Lang, pourtant bien préparé à devenir ministre de la culture, a eu du mal, du moins au début, à ventiler puis à dépenser un budget doublé. Alors là…
L’argent supplémentaire servira surtout à démocratiser la culture, notamment à l’école, ce qui est logique et ravira les Verts. Sauf que ces derniers, dans les grandes villes glanées en 2019, ont provoqué moult frictions avec les milieux de la création en leur opposant une « culture populaire » – elle a surtout abouti, pour l’instant, à brimer les opéras, musées ou théâtres jugés élitistes.
Ce qui renvoie à une autre inquiétude au PS comme dans le monde de l’art : la question identitaire chez les « insoumis ». On pensait que ça allait de soi et pourtant leur texte d’union mentionne « la protection de la liberté́ de conscience et d’expression ».
M. Mélenchon n’est pas un censeur, mais sa vision du sujet peut être fragilisée par des combats prioritaires. En 2017, l’université d’été de son parti a organisé un débat dont le titre était « Faut-il dégager les médias ? » En 2019, le blocage de la pièce Les Suppliantes, d’Eschyle, par des étudiants de la Sorbonne soutenus par l’UNEF, au motif qu’il y aurait eu des blackfaces sur scène, a été dénoncé comme une censure par la quasi-totalité de la classe politique. M. Mélenchon est resté muet. Deux ans plus tard, il a soutenu avec virulence les « réunions non mixtes racisées » que le syndicat étudiant voulait organiser.
A la suite d’autres frictions, des voix à gauche ont appelé à rompre « avec la “cancel culture” et le “wokisme” ». Jean-Luc Mélenchon leur a vertement rétorqué que « la “cancel culture” en France a commencé en 1789 : on a foutu par terre la Bastille ! » Pas de quoi rassurer les milieux culturels.
Si on en est là, c’est parce que le leader des « insoumis », longtemps classé parmi les « laïcards », a changé en sept ans. Le 16 janvier 2015, il rend un hommage vibrant à son ami Charb, le dessinateur de Charlie Hebdo. « Tu as été assassiné par nos plus anciens, nos plus cruels, nos plus constants, nos plus bornés ennemis, les fanatiques religieux. » Aujourd’hui, Charlie a les mots et dessins les plus durs pour moquer un Mélenchon complice de l’islamisme. Qui renvoie dos à dos le journal satirique et Valeurs actuelles, accusant le premier d’être « le porte-bagage » du second.
Le concept d’islamophobie est au cœur du nouveau Mélenchon. Et de la fracture à gauche. En 2015, il s’oppose à ceux qui brandissent le mot au motif qu’on a le droit de ne pas aimer l’islam. En 2019, revirement complet, il participe à la marche contre l’islamophobie, où certains crient « Allahou Akbar ! » Le PS n’en est pas.
Jean-Luc Mélenchon a changé au nom d’un combat prioritaire : défendre des minorités en souffrance – les déshérités ou les musulmans. Cela lui a permis de dépasser les 50 % de voix sur son nom à la présidentielle dans des villes comme Trappes (Yvelines), Gennevilliers (Hauts-de-Seine), Bobigny ou Aubervilliers (Seine-Saint-Denis).
Difficile à suivre
Mais on l’a accusé aussi de minorer l’antisémitisme en France, alors que les actes antisémites ont fortement augmenté en 2018 et que, l’année suivante, selon une enquête de l’IFOP, 89 % des étudiants juifs disent avoir été victimes d’une agression à cause de leur religion.
Surtout, en 2019, quand le travailliste britannique Jeremy Corbyn est accusé d’antisémitisme, y compris dans son propre camp, M. Mélenchon le défend en disant qu’il a tort de se laisser intimider, entre autres, par « le grand rabbin d’Angleterre » et en profite pour dénoncer les « ukases arrogantes des communautaristes du CRIF [Conseil représentatif des institutions juives de France] ». Là encore, la gauche non « insoumise » s’indigne et dénonce un amalgame.
Disons que M. Mélenchon est difficile à suivre sur sa ligne de crête. Il n’a rien d’un indigéniste, il est contre le voile à l’école, contre un communautarisme s’affranchissant de la loi, mais, outre que son entourage peut se montrer plus radical que lui, il est accusé par le PS de slalomer sur l’identité. Aussi des socialistes, notamment les plus anciens, dénoncent sans cesse ses « ambiguïtés », sa façon de segmenter la société quand ils la veulent une, universaliste et républicaine. Les Verts ont moins ce problème, par exemple Eric Piolle, le maire de Grenoble, qui va présenter, le 16 mai, un projet avec pour effet d’autoriser le burkini dans les piscines municipales. Au grand dam des socialistes locaux.
Pour toutes ces raisons, l’accord validé par le conseil national du PS, le 5 mai, mentionne « la défense de la République laïque et universaliste, une action résolue contre le racisme, l’antisémitisme (…) et l’usage politique des religions ».
Ces jolis mots tranchent avec les noms d’oiseaux choisis par M. Mélenchon pour qualifier le PS depuis des années...
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