Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », est interpellé par le fait que les œuvres récentes qui interrogent les conceptions sociétales des musulmans sont rarissimes, alors qu’il en existe beaucoup qui les brossent en victimes.
Les enseignants comme les artistes sont face au même dilemme. C’est eux face à leur public, que ce soient des élèves en classe, des lecteurs d’un roman, des visiteurs d’un musée, des spectateurs d’un film. Comment leur parler ?
Face au cercueil du professeur Samuel Paty, à la Sorbonne, Emmanuel Macron a brandi l’étendard de la liberté d’expression. Or le décalage est vertigineux avec le rude quotidien d’enseignants et d’artistes, qui, pour éviter les ennuis, par peur aussi, s’autocensurent dans les sujets abordés, les mots prononcés, les images montrées.
Ces derniers vivent ce que disent de multiples sondages : la grande majorité des Français musulmans de moins de 25 ans placent l’islam avant la République. Mais chaque fois que de telles données sont mises sur la table, des voix, surtout à gauche, leur opposent les discriminations économiques et sociales – évidentes – que vivent les jeunes d’origine immigrée. Et souvent elles taxent les auteurs de ces études d’islamophobes.
Ce fut le sort de l’enquête auprès de 7 000 lycéens La Tentation radicale ? (PUF, 2018) pilotée par les sociologues Olivier Galland et Anne Muxel. Le sort du sociologue Hugues Lagrange qui, dès 2010 dans Le Déni des cultures (Seuil), pointait la famille et la religion comme causes du déclassement. Le sort des écrivains algériens Kamel Daoud et Boualem Sansal. Le sort, en 2012, de Sofie Peeters, pour son court-métrage Femme de la rue, dans lequel elle se filme en caméra cachée marchant dans un quartier de Bruxelles où vivent en majorité des musulmans, essuyant les mots « salope » ou « chienne ». Le sort de ceux qui ont pointé une hostilité lors de la minute de silence dans des écoles après la tuerie à Charlie Hebdo. Le sort de la Norvège qui, en 2016, devant l’afflux de migrants, a voulu leur apprendre « les codes culturels européens ».
Trois postures similaires
Toujours est-il que depuis les attentats de 2015 le nombre de festivals, de centres d’art, de théâtres, de cinémas en Europe qui ont annulé ou édulcoré un projet par crainte de heurter les musulmans est effarant. Au point que l’humoriste et comédien Guy Bedos avait pesté : « L’autocensure confine à la lâcheté. » Autre constat : les œuvres récentes qui interrogent les conceptions sociétales des musulmans sont rarissimes alors qu’il en existe des tonnes qui les brossent en victimes.
Comment alors régler un problème qui n’est jamais représenté ? Cette question est justement posée dans une œuvre de 2011 que l’on doit au réputé chorégraphe Lloyd Newson, entre paroles et danse : Can We Talk About This ? « Pouvons-nous parler de ça ? » Pouvons-nous parler des atteintes aux libertés, dont les femmes ou homosexuels sont victimes, qu’imposent des musulmans en Europe ?
Trois postures similaires sont de plus en plus fréquentes : ne pas heurter pour l’artiste, ne pas faire de vagues pour l’enseignant, adopter « des accommodements raisonnables » pour les responsables politiques. Des enseignants confient qu’il devient difficile d’aborder dans certaines classes, sans faire jaillir la haine, des sujets comme les juifs et la Shoah, le droit des femmes, le sexe, la colonisation, l’homosexualité, les signes religieux à l’école, le 11-Septembre, Tariq Ramadan, Dieudonné et même les cathédrales.
Dans son blog hébergé par Mediapart, le 18 octobre, Alrei, qui a enseigné en Seine-Saint-Denis, ajoute que Madame Bovary pose problème. Peu importe que Flaubert ait révolutionné l’art du récit. Mais face à des élèves « pour la plupart issus de l’immigration, les plus véhémentes adversaires d’Emma étaient les filles. Elles la (…) traitaient d’infidèle (mais pas au sens conjugal du terme), d’impure, de mécréante… ».
Une multitude de petits renoncements
Certains ont regretté que Samuel Paty n’ait pas montré aux collégiens une caricature moins crue que celle de Mahomet nu avec une étoile sur les fesses. C’est un peu comme dire, après la tuerie à Charlie Hebdo, que le journal l’avait « un peu cherché ». C’est ne pas comprendre que transiger sur des dessins autorisés par la loi ouvre la voie au renoncement, par exemple à enseigner la liberté d’expression sans prononcer le mot « islam ».
Une multitude de petits renoncements sont déjà à l’œuvre dans la culture, quand des musées bannissent toute complexité dans leurs textes afin de ne pas pénaliser le public des exclus ou remplacent les chiffres romains par les chiffres arabes (Louis XIV devient Louis 14).
Le renoncement est en marche quand Mila, 16 ans, qui a insulté l’islam – non les musulmans – sur Instagram reçoit encore des menaces de mort neuf mois plus tard sans que ça n’émeuve grand monde, nous raconte...
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