Villeurbanne, près de Lyon, organise le festival Réel du 3 au 5 juin, une initiative pionnière imaginée par 115 jeunes de 12 à 25 ans. Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », revient dans sa chronique sur ces trop rares initiatives laissées au grand public.
Et si le public programmait un théâtre, un musée, un festival ? Pas tout le temps, n’abusons pas. L’idée est ancienne, elle fait son chemin, mais est freinée au nom d’un dogme : que chacun reste à sa place. Les experts décident, les spectateurs communient. Voilà que la ville de Villeurbanne bouscule comme jamais ce protocole. Et c’est excitant.
Du 3 au 5 juin, la voisine populaire de Lyon abrite le festival Réel. Des concerts, spectacles, arts de la rue, choisis par 115 jeunes de 12 à 25 ans. Ils ont fait bien plus. Ils ont trouvé le nom du festival – un rêve devient réel –, géré la production, la scénographie, la logistique, la communication, concocté les affiches, l’accueil… Ils ont imaginé un univers à leur image. Disposant de 2 millions d’euros, un budget important mais pas astronomique, ils ont appris à composer, à renoncer à des noms trop chers, comme Rihanna ou Beyoncé, à ne pas privilégier des copains non plus.
Ils ont invité, côté musique, Eddy de Pretto, Romane Santarelli, Ofenbach, le DJ Feder, Joanna, Roméo Elvis, PLK. Pas de stars mondiales, pas des inconnus non plus. Ils ont ajouté une vingtaine de groupes émergents. Le slogan maison est « un événement créé par des jeunes, pour les jeunes ». Pour un peu, la fête serait interdite aux plus de 18 ans. Voyons plutôt la marque d’une ville de 150 000 habitants où les moins de 30 ans sont dominants. L’accès au festival sera gratuit. Quelque 30 000 personnes, 50 000, voire plus sont attendues en plein air dans un parc. La ville s’attend à être gentiment débordée.
« Guidés mais libres »
Les jeunes ont les clés tout en étant encadrés par des professionnels, issus de lieux solides comme Le Transbordeur, Les Ateliers Frappaz ou l’Ecole nationale de musique. « On a été guidés mais libres », résume une jeune organisatrice sur YouTube. On sent une fierté. Bien dans l’esprit d’une ville socialiste qui épate la France culturelle depuis l’installation, il y a cinquante ans, au milieu des gratte-ciel, du Théâtre national populaire (TNP). En toute logique, Villeurbanne a été élue Capitale française de la culture 2022 sur la base d’un projet participatif qui irrigue les quartiers et les écoles largement au-delà du week-end festif. Et qui verra Ariane Mnouchkine, tout en présentant son Ile d’or au TNP du 9 au 26 juin, participer à un événement surprise avec des jeunes.
Villeurbanne répond à un constat qui vaut pour toute la France et au-delà. Hors quelques films et concerts, le public de la culture vieillit et s’embourgeoise lentement. Alors les responsables politiques et culturels multiplient les actions. La plus radicale est justement de transformer le spectateur en programmateur. Mais le fossé est vertigineux.
Les initiatives sont surtout cantonnées à la périphérie : petites villes, villages, banlieues, artistes peu connus, budgets modestes. Les maisons des jeunes et de la culture et des associations comme Peuple et culture en sont des piliers militants. Ou le bailleur social Toit et joie, à la tête d’un solide parc immobilier en Ile-de-France, qui présentera, du 1er au 25 juin, le festival Au-delà des toits dans douze villes autour de Paris, soit quinze événements, réalisés pour la plupart « par des artistes avec les habitants de [ses] immeubles et des quartiers alentour ».
Conserver le pouvoir
En revanche, que trouve-t-on dans les gros lieux culturels ou festivals de renom ? Pas grand-chose. Au Royaume-Uni, le festival TakeOver, à York, est concocté par des jeunes de 12 à 26 ans. En France, on pense à Lille quand la ville fut Capitale de la culture en 2004, avec près de 18 000 ambassadeurs impliqués dans des événements. On pense surtout au théâtre de Bussang, dans les Vosges, où, depuis 1895, amateurs et professionnels imaginent un petit miracle de spectacles.
On pense à l’épatant programme Nouveaux Commanditaires, lancé par François Hers pour la Fondation de France en 1991 : des citoyens, conseillés par un médiateur, veulent et choisissent un artiste à qui ils demandent une œuvre installée sur le site où ils vivent et travaillent. Plus de 400 créations, souvent de haut vol, en France et même en Europe, répondent à un besoin existentiel. Pour un hôpital, un restaurant universitaire, les riverains d’un canal…
Ces initiatives sont rares parce que les décideurs et créateurs veulent conserver le pouvoir, brandissant le risque de fragilisation de l’excellence, de la démagogie, voire du populisme. Le public-décideur est accusé de « corrompre la pureté de l’art », dit François Hers.
Ainsi, l’Etat a passé en 2021 des commandes à des créateurs de toutes disciplines, pour un coût de 30 millions d’euros. La somme est importante. Mais, comme d’habitude, des experts ont choisi les projets réunis sous le label « Mondes nouveaux ». Cela ressemble plutôt au monde ancien. Si l’argent fera un bien fou à des artistes en souffrance après la pandémie, on aurait pu arriver au même résultat tout en faisant société, en partant du désir d’un immeuble, d’un village, d’un hôpital, d’une école.
Alors oui, la création participative est compliquée. Comme la démocratie. C’est un travail lent, harassant, coûteux, nécessitant des tuteurs, afin que les initiatives restent ambitieuses. Il faut gérer l’après, les espoirs suscités. Le résultat est moins « contrôlable » mais utile – aux créateurs comme au public. Autant dire que l’art participatif ne se décrète pas. Il faut sacrément en connaître les écueils. Nombre de maires écologistes voulant emprunter cette voie se cassent les dents par amateurisme, surtout quand ils déshabillent l’élite pour habiller le peuple...
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