En Europe, à Londres et à New York, des iniatitives sont prises pour boycotter les artistes russes. Pourtant, relève dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », nombre d’entre eux sont des opposants résolus à Vladimir Poutine qui méritent d’être programmés.
Chronique. A écouter certains, il faudrait faire taire tous les créateurs russes. Les morts comme les vivants. Les soutiens de Poutine comme les opposants. Ceux qui ont fui leur pays et ceux qui y vivent. Pas de quartiers. Pas de distinction. La guerre en Ukraine n’appelle pas la nuance.
En Croatie, l’Orchestre philharmonique de Zagreb a écarté la musique de Tchaïkovski. En Slovaquie, le passage d’une cantate de Prokofiev a été supprimé par l’Orchestre national au motif qu’il évoque les luttes du prince russe Alexandre Nevski – au XIIIe siècle. Même à Paris, Londres ou New York, des voix veulent annuler tout ce qui vient du pays de Poutine, y compris des colloques sur des créateurs russes anciens. A Berlin, l’Orchestre de la radio a remplacé, le 26 février, la Marche slave de Tchaïkovski par l’hymne ukrainien. A ce rythme, bientôt, on ne montera plus Tchekhov.
En Ukraine, des pétitions qualifient la culture russe de « toxique ». Aussi, le principal cinéaste du pays, Sergei Loznitsa, auteur de Donbass (2018), dit stop. Choqué d’apprendre que l’Académie ukrainienne du cinéma avait réussi à exclure les films russes d’une compétition européenne, il appelle à ne pas « sombrer dans la folie ». Il ajoute que ses amis cinéastes, Viktor Kossakovski ou Andreï Zviaguintsev, « sont tout autant qu’[eux] les victimes de cette agression ». Pour Loznitsa, il ne faut pas juger un artiste sur son passeport mais sur ses actes.
Avenir en pointillé
Dilemme kafkaïen. Si un créateur russe dénonce la guerre, il est viré, risque la prison, voire pire. S’il campe dans la zone grise du silence, il est jugé douteux et risque le boycott de l’étranger. Dans les deux cas, son avenir s’inscrit en pointillé. Les Ukrainiens tout court rétorqueront que se retrouver dans la zone de tir est bien pire.
Mais pour au moins une raison la scène mondiale de l’art se doit d’être solidaire des créateurs anti-Poutine « de l’intérieur » : ils sont nombreux, bien plus que les patrons de théâtre ou de musée qui soutiennent l’autocrate de Moscou. On les entend plus fort qu’en 2014, lors de l’annexion de la Crimée. C’est une sacrée surprise pour beaucoup. D’autant qu’on ne parle pas ici des exilés, tels les chefs d’orchestre Simon Bychkov ou Kirill Petrenko, mais de ceux qui créent en Russie et risquent gros.
La fronde est partie du théâtre, où l’argent de l’Etat est pourtant central. Tel un symbole, une colombe de la paix a été accolée aux logos de six lieux majeurs de spectacle, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. La revue Teatr, en lançant une pétition dopée par des milliers de signatures, tient la chronique des opposants. Elena Kovalskaïa, méconnue car historienne et non artiste, en est devenue l’emblème. Elle est la première dans la culture à avoir dit non. Elle a démissionné de son poste de directrice du théâtre d’Etat, à Moscou. Avec la manière : « Il est impossible de travailler pour un meurtrier et de toucher un salaire de lui. »
Elena Kovalskaïa a été rejointe par tant d’autres, notamment le metteur en scène Lev Dodine, 77 ans, figure de Saint-Pétersbourg et du théâtre mondial. Ce dernier a rendu public le 28 février sur le site de Teatr une lettre ouverte à Poutine, l’appelant à « ne pas prendre le Mal pour le Bien », ajoutant ces mots : « Je vous en supplie, arrêtez ! »
Double peine
Souvent les opposants ne se risquent pas à mentionner le nom du dictateur. Il serait indécent de le leur reprocher – le ministère de la culture russe leur a fait savoir que prononcer le mot « guerre » est « une trahison ». Aussi, transformer l’art d’un pays en paria vaut double peine, recevoir les foudres de Moscou et être banni à l’Ouest, juge Béatrice Picon-Vallin, universitaire et spécialiste de la scène théâtrale russe. L’Occident devrait au contraire intensifier la programmation et la célébration des opposants. Même sans arriver à les faire sortir du pays.
Mais faire le tri s’annonce délicat. Que Valery Gergiev, chef d’orchestre parmi les plus demandés et proche de Poutine, se retrouve du jour au lendemain « black-listé » des salles de concert du monde, est normal. Que le Ballet du Bolchoï, emblème du pays, vienne d’être déprogrammé à Londres, aussi. Mais faut-il collaborer avec les moult lieux culturels russes placés dans les mains d’oligarques ? Soit dit en passant, cette question aurait pu être posée depuis des années, notamment pour les musées et le marché de l’art, et pourtant les responsables et créateurs occidentaux ont fermé les yeux.
Le Garage, phare de l’art contemporain à Moscou, fermé jusqu’à la fin de « la tragédie humaine » (le communiqué ne mentionne ni la guerre ni Poutine), a été fondé par Roman Abramovitch. Installé à Londres, le milliardaire russe, qui a annoncé, mercredi 2 mars, vouloir vendre le club de football de Chelsea dont il est propriétaire, entretient des relations ambiguës avec le Kremlin, alors que sa fille Sofia s’est prononcée ouvertement et durement contre Poutine et la guerre. Le GES-2, centre d’art planté face au Kremlin, fermé lui aussi à cause de la « tragédie » (mot commode), est financé par Leonid Mikhelson, à la tête du plus grand groupe gazier privé du pays.
La diva Anna Netrebko est tout aussi ambiguë. Contrainte d’annuler sa présence dans Turandot, de Puccini, prévu en avril à Aarhus, au Danemark, elle a fini par dire, sans cibler Poutine, qu’elle était « contre cette guerre », tout en déplorant que les artistes soient sommés de se positionner. Ce ne serait en effet pas simple : elle a soutenu Poutine dans le passé et a été photographiée avec un drapeau brandi par des séparatistes russes du Donbass, à qui elle a fait un don de un million de roubles...
Lire la suite sur lemonde.fr