La pandémie n’a pas vraiment existé pour le marché de l’art tant le secteur, contrairement à d’autres, a vite retrouvé une santé de fer. Les 195 millions de dollars atteints le 9 mai par un portrait de Marilyn Monroe par Andy Warhol en font l’œuvre du XXe siècle la plus chère de l’histoire. Les 24,4 millions d’euros réalisés le 23 mars par un Panier de fraises des bois constituent un record pour son auteur, Jean Siméon Chardin, et même pour le XVIIIe siècle français. Ce tableau ouvre néanmoins un débat : faut-il tout faire pour qu’il reste en France ? Là, le Covid-19 joue les trublions.
La nature morte de Chardin a été achetée aux enchères à Paris pour le compte du Kimbell Art Museum, à Fort Worth, au Texas. Sauf que, le 22 avril, le ministère de la culture a bloqué son exportation, attribuant au tableau le label « trésor national ». Le Louvre, rêvant de le récupérer, dispose de trente mois pour trouver 25 millions. Sinon il partira en Amérique. Comme dit l’adage, le temps, c’est de l’argent.
Le Louvre possède déjà quarante et un tableaux de Chardin. Ne pas en ajouter un n’écornera pas son statut de plus grand musée au monde. Dire cela courrouce les spécialistes : cette vertigineuse pyramide de fraises est un chef-d’œuvre de l’artiste et les fruits d’un rouge vibrant ont de quoi hypnotiser.
Que le Louvre veuille récupérer le tableau est normal. La question est plutôt de savoir pourquoi l’Etat lui a dit oui. Le ministère de la culture nous a confié que la somme à trouver étant considérable, il est probable que le musée ne fasse pas appel au don populaire (une pratique en hausse) mais à une entreprise mécène. Cette dernière bénéficiera alors d’une réduction fiscale de 90 % si elle paie au moins 45 millions d’impôts sur les sociétés. Bref, elle aura juste 2,5 millions à débourser, le reste étant un manque à gagner pour l’Etat, donc pour le contribuable.
Lourdes pertes
Ajoutons que le Louvre se montre gourmand de fraises au moment où il est malade. En 2020, le musée a perdu 72 % de sa fréquentation, essentiellement des touristes, qui forment l’essentiel des visiteurs. 2021 fut encore rude, 2022 sera difficile, un retour à la normale n’étant prévu qu’en 2025, voire 2026. La faute à la pandémie, bien sûr. Mais aussi à un modèle contradictoire que l’Etat pousse depuis des années : dégager un maximum de ressources propres, donc favoriser l’afflux de touristes, auxquels on fait payer le prix fort, et assurer une mission éducative auprès d’un public de proximité mais rebuté par le site.
Toujours est-il que le Louvre affiche des pertes de 243 millions. Aussi le ministère de la culture, outre sa subvention annuelle de 95 millions, a dû ajouter 117 millions pour la période 2020-2022. Et il devra sans doute remettre au pot.
Alors que la Cour des comptes s’est récemment inquiétée des dérives du « quoi qu’il en coûte » dans la culture, est-il raisonnable de convoiter des œuvres que l’Etat paiera indirectement en grande partie ? Le ministère de la culture reconnaît que la question fait débat. Il dit avoir hésité pour Chardin mais que c’était jouable, d’autant que le peintre est un emblème du pays. En revanche, l’Etat a renoncé en décembre à acquérir un Rembrandt – un trésor national peut être étranger – à cause du prix de 165 millions, jugé trop élevé.
Deux autres œuvres d’importance ont été classées trésor national, mais c’était fin 2019 ou début 2020, soit juste avant que la pandémie ne surgisse : un tableau du primitif florentin Cimabue, pour lequel le Louvre doit trouver 24 millions, et un grand format de Caillebotte, promis à Orsay s’il trouve 43 millions. Dans ces deux cas, le couperet des trente mois tombera bientôt.
« Cadeaux aux milliardaires »
Il arrive que la quête d’argent se solde par un échec. D’autant qu’un facteur apparu récemment complique l’opération : l’argent des entreprises jugées polluantes ou moralement problématiques est rejeté. Or, selon The Art Newspaper du 7 mai, TotalEnergies serait en course pour l’achat du Chardin. Le Louvre se demande d’où sort ce nom, ajoutant que Total n’est plus son mécène depuis 2018. Quant à l’Etat, il se dit « attentif » à cette question de moralité.
Plus largement, hors les trésors nationaux, la loi Aillagon de 2003, du nom du ministre de la culture qui l’a concoctée, est interrogée. En permettant de défiscaliser 60 % d’un mécénat ou de dons à une fondation, elle fait de la France un des pays les plus avantageux en la matière. Un rapport de la Cour des comptes de 2018 en saluait les apports – une démultiplication du mécénat – mais aussi des travers, à savoir qu’une poignée de grosses entreprises ont joué de ses ressorts pour défiscaliser en masse, provoquant un manque à gagner pour l’Etat de 900 millions par an, contre dix fois moins avant la loi.
La Cour épingle la Fondation Louis Vuitton, dont la forte hausse du coût du bâtiment jusqu’à son ouverture en 2006, à Paris, a permis à l’entreprise, en toute légalité, de déduire de son impôt sur les sociétés quelque 500 millions. Aussi, en 2019, les 60 % de défiscalisation ont été ramenés à 40 % au-delà de 2 millions d’euros de dons. Faut-il aller plus loin, au risque de freiner la vitalité artistique issue du monde privé ? La défiscalisation du mécénat culturel est interrogée et pourrait être sur la table lors du quinquennat à venir. Jean-Luc Mélenchon, par exemple, veut abroger un système qui s’apparente à « des niches fiscales » et à « des cadeaux aux milliardaires »...