L’économiste Paul Muller souligne, dans une tribune au « Monde », les conséquences néfastes du streaming sur l’état du secteur de la musique enregistrée et de la création musicale, au-delà la récente affaire Rogan.
Tribune. La plate-forme de streaming audio Spotify a récemment défrayé la chronique à la suite d’une lettre ouverte publiée par le chanteur Neil Young. Celui-ci lui reprochait de mettre en avant les podcasts de Joe Rogan, dont le contenu contribue, selon Young, à diffuser de la désinformation au sujet de la pandémie de Covid-19. Au final, Spotify a préféré supprimer l’œuvre de Young plutôt que de sacrifier son podcasteur star. La carrière et l’importance artistique de son œuvre ne semblent donc avoir pesé que bien peu…
Plus globalement, cet épisode récent montre bien la position paradoxale qu’est celle du secteur de la musique enregistrée à l’ère des plates-formes de streaming numérique. Côté pile, l’industrie de la musique s’est rarement portée aussi bien. Le chiffre d’affaires mondial généré avoisinait les 21,6 milliards de dollars en 2020, en bonne voie pour rattraper les niveaux connus à la fin des années 1990. Le streaming y contribue à hauteur de 62 %.
Côté face, malgré son omniprésence dans notre vie quotidienne, de la conception d’habillages sonores dans les magasins ou pour des marques (le fameux jingle de la SNCF) aux jeux vidéo, la musique est parvenue à un stade avancé de commodification, ravalée au rang de simple ressource productive et non plus vue comme le résultat d’une démarche artistique.
Un changement de modèle économique
Pour comprendre cela, il faut se rappeler le fait que, auparavant, la musique était au cœur du modèle économique des artistes, au travers de la perception de droits issus de la commercialisation de leur musique ou des revenus de tournées. A présent, au même titre que la présence sur les réseaux sociaux, la production musicale n’est plus qu’un élément de visibilité permettant de valoriser économiquement l’artiste au travers de la commercialisation de son image publique à des annonceurs.
Le modèle économique des plates-formes de streaming a joué un rôle non négligeable dans cette évolution. Son principe est simple : les revenus du streaming, issus de la publicité ou des abonnements sont rassemblés dans une sorte de cagnotte qui sera ensuite redistribuée aux ayants droit (en général, les auteurs, compositeurs, interprètes).
Le mode de répartition privilégié est au prorata du nombre de morceaux écoutés (rémunération market centric). Les revenus générés restent très faibles en comparaison de la vente de musique sur support physique ou à télécharger. Certains artistes estiment les revenus par écoute sur Spotify à 0,00317 dollar, voire moins.
Plus de rap et de R’n’B que du classique ou du jazz
Ainsi, un million d’écoutes, une performance atteinte seulement par une petite partie des artistes présents sur la plate-forme, ne permet de générer qu’un chiffre d’affaires global de l’ordre de 3 170 euros, auxquels il faut retrancher les coûts de production et de promotion. Une conséquence est que le streaming ne permet de rémunérer correctement qu’une poignée d’artistes, conséquence aggravée par les difficultés, voire l’impossibilité, d’organiser des tournées en temps de pandémie.
Une autre conséquence, moins visible, mais au moins aussi dommageable pour la pérennité du secteur réside dans l’affaiblissement de sa capacité à se renouveler. En un mot, à rester créative. Cela peut être imputé à deux phénomènes complémentaires. Le premier réside dans le mouvement de concentration sans précédent des canaux de commercialisation. Si le streaming représente 62 % du chiffre d’affaires du secteur, l’essentiel du marché mondial se partage entre un très petit nombre de plates-formes (Spotify, Apple Music, Amazon, hors Tencent, qui n’est présent qu’en Chine) dont l’objectif principal est de maximiser le temps d’écoute.
Cela les pousse à développer des playlists automatisées dont les algorithmes privilégieront les artistes les plus populaires et la reproduction des historiques d’écoute des auditeurs. Cela favorise certains genres (rap, R’n’B, pop) au détriment d’autres (musique classique, jazz) ainsi que les œuvres plus anciennes (le « back catalogue ») tout en réduisant l’exposition à de nouveaux genres ou artistes.
Des tendances dominantes au détriment de la recherche
Deuxièmement, les plates-formes de streaming ont amplifié une tendance déjà présente à l’industrialisation d’une production musicale ayant pour objectif de « plaire » au plus grand nombre d’auditeurs. Non seulement, les morceaux doivent, de fait, être formatés suivant un nombre croissant de critères sur la durée ou l’organisation des chansons, mais ils doivent aussi se conformer à des tendances dominantes (instrumentations, rythmes) au détriment de la recherche de nouveauté.
Or, des pistes pour répondre à ces enjeux de commodification et de rémunération des artistes sont déjà à l’œuvre et mériteraient d’être généralisées. Elles mériteraient d’être développées et améliorées. La première serait de contribuer à un rééquilibrage des revenus en proposant une alternative au mode de rémunération market centric. Cette volonté est au cœur de la proposition de modes de rémunération de type user centric, calculés au prorata du nombre de morceaux écoutés par utilisateur.
Le problème des algorithmes dans la création des playlists
La seconde est de promouvoir au sein des plates-formes des sources alternatives et complémentaires de rémunération à l’écoute en streaming, en proposant, par exemple, des fonctionnalités de...
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