Chronique. Les sanctions économiques contre la Russie peuvent-elles toucher la culture ? La question est sur la table au moment où la Fondation Louis Vuitton, à Paris, abrite l’exposition de la collection constituée au tournant du XXe siècle par les frères russes Mikhaïl et Ivan Morozov, soit 200 tableaux modernes, et pas des moindres. Cet événement, programmé jusqu’au 3 avril, participe du « soft power » russe, car il n’a pu se monter qu’avec la bénédiction de Vladimir Poutine lui-même. Qui vient de passer au « hard power ».
« Si une question doit rester ouverte, c’est la culture », déclarait l’autocrate de Moscou en 2016, au moment où la guerre en Syrie et la question ukrainienne – déjà – glaçaient l’amitié avec la France. La Fondation Louis Vuitton venait alors d’ouvrir une autre exposition russe, la collection de Sergueï Chtchoukine, dans le cadre d’une année franco-russe, dont un autre point d’orgue était l’inauguration à Paris de la cathédrale orthodoxe et centre culturel russe, entièrement financée par Moscou.
Sans oublier le don par l’oligarque Vladimir Potanine de plus de 250 œuvres de sa collection au Centre Pompidou. Ce tir groupé culturel, sans parler d’autres zakouski, avait provoqué ce joli titre de L’Opinion : « La France et la Russie ne peuvent se voir qu’en peinture. »
Jusqu’où l’ouverture est-elle tenable ? Alors que l’Ukraine est bombardée et que Poutine entend « dénazifier » ce pays, la fondation de Bernard Arnault, patron du groupe de luxe LVMH, est pour le moins embarrassée. Sa direction nous a fait savoir qu’elle n’entend pas, à ce stade, suspendre l’exposition. Plus que la Russie, ce sont les visiteurs qui en seraient pénalisés. Mais la fondation ajoute ne pas fermer les yeux, qu’elle attend de voir l’évolution du conflit et ce que décidera l’Elysée.
Un art éblouissant
Reste que la guerre en Ukraine douche une euphorie. La collection Morozov a déjà attiré en cinq mois plus d’un million de visiteurs, ce qui en fait l’exposition – de loin – la plus fréquentée en France. Les créneaux de visite sont déjà bien remplis pour le dernier mois qui s’annonce, au point que des nocturnes gratuites sont à l’étude. Sans doute l’objectif est-il de dépasser la collection Chtchoukine, qui a totalisé 1,3 million d’entrées en 2017, ce qui ferait de Morozov l’exposition la plus visitée de tous les temps en France. Qui plus est dans un contexte de pandémie de Covid-19 et de jauges contraintes – l’exploit ne serait pas mince.
La Fondation Louis Vuitton est de statut privé, donnant à l’exposition une charge symbolique moindre que si elle avait lieu dans un musée d’Etat. Surtout, l’accrochage n’a rien de « poutinien ». Il s’agit uniquement d’art – un art éblouissant. Les tableaux sont signés Matisse, Gauguin, Cézanne, Manet, Monet, Van Gogh ou Picasso, associés à des artistes russes ; de quoi sceller l’amitié entre deux pays.
On est loin de la chaîne Russia Today (RT), si prosélyte qu’elle est de plus en plus contestée en Europe, notamment dans l’Hexagone, où le journaliste Frédéric Taddéi vient de suspendre son émission « Interdit d’interdire » par « loyauté envers la France ».
Ne soyons pas naïfs. La diplomatie et l’économie guident aussi l’événement Morozov. Le président de la République l’a inauguré face à une riche délégation russe, rappelant ce qui lie les deux pays et « tout ce qui nous sépare ». Et puis le catalogue de l’exposition intrigue. Il s’ouvre par un texte d’Emmanuel Macron, saluant « les ponts qu’artistes et amoureux des arts ont bâtis » entre Russie et France, et un autre de Vladimir Poutine, s’adressant à ses « amis français ». Que deux chefs d’Etat, et non des moindres, signent des textes dans un catalogue d’exposition est rare. Que le second vienne de traiter le premier de « paranoïaque » rend la lecture étrange.
Mécénat "sale"
Etrange aussi, a posteriori, est la rencontre de Bernard Arnault et de Jean-Paul Claverie, son conseiller spécial, avec Vladimir Poutine, en novembre 2016 au Kremlin. Les Français font alors le voyage à Moscou afin de remercier le nouveau tsar russe pour le cadeau Chtchoukine, alors fraîchement accroché en leurs murs parisiens. Dans l’euphorie, Jean-Paul Claverie lance l’idée d’accueillir un jour la collection Morozov. Oui, répond Poutine. Quand des blocages surgissent, c’est lui encore, lors de sa visite à Versailles à l’été 2017, qui débloque une exposition que la France a inscrite dans le projet Dialogue de Trianon, visant à multiplier les initiatives économiques et culturelles entre les deux pays.
La fondation, sans qu’on soit obligé de la croire, jure n’avoir donné aucun argent en cash pour cette exposition Morozov. Elle a financé la restauration de tableaux, souvent fort abîmés, conservés dans les trois musées russes prêteurs (L’Ermitage, Pouchkine, Tretiakov), tout en finançant une expertise et un laboratoire de restauration au Musée Pouchkine. Sans oublier les assurances et le transport (40 camions). A l’arrivée, la note est salée.
Bernard Arnault et la Fondation Louis Vuitton ont des moyens que les musées français n’ont pas. Et le président de LVMH, qui a présenté une partie de sa propre collection d’art au Musée Pouchkine en 2019, a en Russie une activité commerciale (vêtements de luxe, cosmétiques, alcools…) que les musées n’ont pas non plus.
Au moment où des musées sont contraints de renoncer à du mécénat jugé « sale », comme celui de groupes pétroliers, il faudra observer si l’exposition Morozov est montrée du doigt et si la fréquentation va baisser. En tout cas, la sécurité du site va être renforcée...