De nombreux établissements publics offrent des événements en accès libre, afin d’aider les spectateurs à retrouver le chemin des salles, malgré la pandémie.
« J’aimerais que ça dure toute l’année ! », s’emballe Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point, à Paris (8e). Après six mois d’abstinence, son rendez-vous de rentrée Le Rond-Point dans le jardin, du 8 au 27 septembre, ouvre pour la première fois sa saison en plein air avec des événements gratuits rassemblant une cinquantaine de stars du spectacle vivant.
Samedi 19 septembre, dès 17 heures, le public faisait la queue pour la lecture de Pierre Arditi, prévue à 18 h 30. « C’est un tel plaisir de revoir enfin des pièces, s’enthousiasment Claire et Christelle. Sans compter que ça se passe dehors et que c’est libre d’accès. » Si soixante spectateurs peuvent s’asseoir dans la petite enceinte située derrière le théâtre, les badauds s’agglutinent autour. « On a 200 personnes par jour en moyenne, précise Ribes. On est tellement heureux ! On retrouve une forme de catharsis qui fait du bien ! »
Le même jour, le Théâtre national de Chaillot à Paris (16e) entamait son week-end de performances gratuites. « Revenir au théâtre dans une situation générale dégradée oblige à trouver des idées, commente Didier Deschamps, le directeur. La gratuité est plus facile pour attirer les gens et leur montrer que la vie reprend dans les salles aussi. » Dès 19 h 30, l’atmosphère grimpe pour le battle orchestré par le chorégraphe hip-hop Ousmane Sy : 700 personnes plongent dans le groove sous l’œil vigilant des ouvreurs, qui n’ont laissé personne tomber le masque.
« Vital d’être solidaire »
Gratuit ! Le mot claque. Dans le contexte de la pandémie, la reprise dans les théâtres après six mois de parenthèse est une aventure acrobatique quotidienne. Faire revenir le public pour les uns, avoir envie de s’enfermer masqués dans les salles pour les autres, est le challenge. Quitte à bouleverser le fonctionnement, la gratuité devient un levier. « A période anormale, dispositifs inhabituels, affirme Emmanuel Demarcy-Mota, aux manettes du Théâtre de la Ville et du Festival d’automne, à Paris. Nous traversons une époque difficile, c’est le moment ou jamais de changer nos habitudes. »
Dans la foulée de la réouverture libre d’accès du Théâtre de la Ville, à Paris (4e), lundi 22 juin, le lancement du Festival d’automne, les 5 et 6 septembre, était gratuit avec une ribambelle de propositions théâtre et musique. « Parallèlement au fait de retrouver les spectateurs, il m’a paru vital d’être solidaire des jeunes artistes isolés qui n’ont pas travaillé depuis des mois, poursuit le metteur en scène. L’application rapide de cette solidarité est, entre autres, la gratuité : c’est une façon de dire que tout n’est pas question d’argent, surtout en ce moment, et que nous devons être capables de nous réunir à nouveau. »
Bascule sociétale et économique, la pandémie a soulevé un besoin urgent de retrouver du sens, de nouvelles valeurs pour une communauté explosée. « La Maison est inclusive et solidaire », lit-on sur le site de la Maison de la danse de Lyon (8e). « Le spectateur n’est pas qu’une Carte bleue », insiste Dominique Hervieu, sa directrice, qui programme des performances gratuites jusqu’au 28 octobre.
« La solidarité est double, effectivement : pour les danseurs et pour le public qui flippe en zone rouge, ce qui est compréhensible, car l’incertitude est énorme, constate-t-elle. Il m’a semblé important de montrer que les institutions culturelles sont attentives à la précarité des gens, dont beaucoup ont perdu du pouvoir d’achat. Nous avons un rôle social à jouer que nous avons peut-être oublié. Lorsque j’ai imaginé ce début de saison gratuit, je me suis revue à 20 ans, et je me suis dit qu’il fallait danser en plongeant artistes et spectateurs dans un sas de douceur, pour retrouver le chemin de la salle en toute confiance. »
Dégâts collatéraux positifs à une crise catastrophique ? « Le Covid-19 nous oblige à questionner le spectacle vivant, dont nous nous sommes passés pendant six mois il faut quand même le dire, lance, non sans provocation, Olivier Michel, directeur de la péniche La Pop (Paris 19e). La gratuité, à laquelle nous nous sommes habitués à travers les nombreuses propositions de spectacles sur Internet, permet de revenir à la notion de bien commun, de don, aussi, sans contrepartie, et ça me semble vraiment une très bonne chose. »
Aide de mécènes
L’argent est néanmoins le nerf de la guerre de ces opérations. Alors que la pandémie a entraîné la chute de la billetterie, souvent un apport massif pour équilibrer les financements d’un certain nombre de théâtres – la Maison de la danse par exemple fonctionne avec 60 % de recettes propres sur 6 millions d’euros de budget global –, choisir la gratuité oblige à trouver des stratégies économiques pour payer les artistes.
Les crédits exceptionnels alloués par le ministère de la culture pour « l’été culturel et apprenant » ont été moteurs pour de nombreux événements. Dominique Hervieu, elle, a mis dans l’escarcelle trois budgets sanctuarisés : celui des coproductions, celui des ateliers d’éducation artistique et celui des frais de résidences. Emmanuel Demarcy-Mota a obtenu, pour les nombreuses performances gratuites de l’édition spéciale du Festival d’automne, une aide exceptionnelle de mécènes.
Au Théâtre Garonne, à Toulouse, on a coupé la poire en deux. Après avoir constaté début septembre que les billets ne se vendaient pas, l’équipe a lancé l’opération « un ticket acheté, un offert ». En une semaine, les ventes ont augmenté nettement pour les productions à l’affiche du 16 au 19 septembre.
« On a doublé la fréquentation. Même si ce n’était pas encore formidable, ça nous a soulagés, réagit Stéphane Boitel, codirecteur artistique. Les gens se sont retrouvés dans la salle, et ils ont vu qu’ils n’étaient pas seuls. C’est aussi une façon de dire que cette reprise inhabituelle mérite une forme de courtoisie. Et ça devrait leur donner envie de revenir. » En payant pour deux, cette fois. « Car la gratuité, dans le système marchand aujourd’hui, peut difficilement être un modèle économique », conclut Stéphane Boitel. Un avis partagé par Didier Deschamps : « Elle ne peut pas devenir la règle. On n’a pas les moyens financiers pour le faire et elle entraîne aussi souvent une dévalorisation des propositions artistiques. »
« Des années de travail »
Ce bémol est souvent évoqué. « C’est comme la psychanalyse, blague Jean-Michel Ribes. Il faut payer pour que ça marche. » « Le théâtre public est généralement contre la gratuité, qui serait synonyme de fête à Neuneu, déclare Patrick Ranchain, directeur du Théâtre du Bois de l’Aune, à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), qui fonctionne entièrement sur...
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