La direction du théâtre des Déchargeurs, à Paris, a annoncé sa cessation de paiements début août. Un coup dur pour les treize salariés et la jeune création qui s’était habituée à ce lieu accueillant. La question du lien avec une opération immobilière continue de se poser.
Fondé en 1984, le théâtre des Déchargeurs, un lieu de spectacles situé dans la rue homonyme du Ier arrondissement de Paris, entre la rue de Rivoli et la rue Saint-Honoré, devrait ne pas rouvrir ses portes à la rentrée. Le 3 août dernier, le directeur du lieu, l’acteur de 26 ans Adrien Grassard a annoncé être « dans l’obligation de déposer auprès du tribunal de commerce une déclaration en cessation de paiements » du théâtre.
Le rideau est donc définitivement baissé, a priori, laissant sur le carreau six salariés, sept intermittents et une quarantaine de compagnies théâtrales qui étaient programmées pour la saison prochaine.
Adrien Grassard, qui a repris le théâtre en février 2021, invoque des raisons financières et le manque d’enthousiasme des spectateurs. « Le public n’a malheureusement pas été au rendez-vous », écrit-il dans son communiqué. Mais l’affaire pourrait bien ne pas être si simple. Car, depuis quelques semaines, ce théâtre est au cœur d’une opération immobilière d’envergure.
En avril dernier, en effet, le bâtiment dans lequel le théâtre est logé a été racheté par une société immobilière marseillaise, la Holfim. La prise est de choix. L’édifice est historique et une partie remonte au XVIIe siècle, en particulier un escalier classé. Il est surtout placé dans un lieu stratégique, proche de la Samaritaine de Bernard Arnault et de la Fondation Pinault pour l’Art contemporain. Tout pour attirer touristes aisés et riches propriétaires dans un quartier depuis longtemps gentrifié mais qui semble désormais voué à un destin encore plus haut de gamme.
Dans un post sur LinkedIn, la Holfim ne cache pas de ces atouts de cet « actif d’exception », citant notamment la proximité de la Samaritaine et « un secteur touristique et dynamique ». Le groupe est pressé de réhabiliter l’immeuble et sur ce même post LinkedIn, il annonce un « projet de restructuration complet dès 2023 ».
Les Jeux olympiques se profilent en effet et avec eux non seulement de juteuses perspectives mais aussi l’impossibilité d’entamer des travaux après le 15 mars et l’obligation de terminer ceux engagés avant le 15 juin dans la zone concernée.
Le bail commercial du théâtre des Déchargeurs courait jusqu’en 2025, selon les dernières déclarations d’Adrien Grassard aux salariés. Ce bail était-il un obstacle aux projets très urgents de la foncière ? Celle-ci, par la voix de son PDG, s’en est vigoureusement défendu dans les colonnes du Point le 1er août : « Nous sommes attachés à la présence d’un lieu culturel sur place et si l’activité du théâtre actuel devait cesser, nous ferions tout ce que nous pouvons pour que soit maintenue dans les lieux une entreprise de spectacle. » Des propos qui ne sont qu’à demi-rassurants pour les Déchargeurs.
Un projet ambitieux en faillite
Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette cessation de paiements. En soi, cette situation n’a rien d’étonnant. Le théâtre des Déchargeurs, avec ces deux salles de 76 et 19 places avait une structure de coût élevée, car le projet était ambitieux. « On voulait d’emblée en faire un lieu ouvert et accueillant pour permettre à de jeunes créateurs du théâtre contemporain d’émerger et de rencontrer des compagnies plus solides », explique Rémi Prin, le programmateur.
Le théâtre était donc très souvent ouvert et sa programmation était très dense, avec parfois quatre spectacles par jour. Or, pour soutenir la création, il fut décidé de renoncer à une pratique très répandue dans le théâtre privé : le « minimum garanti ». Cela signifie que le théâtre s’assure une recette minimale. Si ce niveau n’est pas atteint, les compagnies ne sont pas rémunérées et doivent même rembourser la différence entre la recette effective et le minimum garanti.
Seules les compagnies solides financièrement ou sur des créneaux très porteurs peuvent courir ce type de risque, les jeunes compagnies engagées dans une création originale n’en ont pas la capacité. Aux Déchargeurs, le soutien à la création passait donc par le partage de recettes entre le théâtre et la compagnie. Mais c’était un défi.
L’ambition était donc de faire des Déchargeurs un lieu incontournable de la jeune création artistique parisienne. De tels lieux sont devenus rares dans la capitale où théâtres privés et publics favorisent les noms connus et reconnus. Mais fidéliser un public autour d’un projet de ce type prend nécessairement du temps. Il est logique que les spectateurs ne se pressent pas immédiatement pour voir des têtes d’affiche peu célèbres. Au fil du temps, pourtant, si la qualité du lieu avait été reconnue, l’alchimie aurait pu fonctionner.
"Après deux ans, il était devenu clair que nous ne pourrions pas atteindre l’équilibre en 2026."
Adrien Grassard, directeur des Déchargeurs.
Autrement dit : la rentabilité était structurellement faible, même au bout de deux ans et en ayant recours à d’autres ressources, du bar à la location de salles ou de caves. D’ailleurs, selon Rémi Prin, programmateur du lieu, lors de la reprise en février 2021, le projet se donnait cinq ans pour parvenir à l’équilibre. Ce que reconnaît Adrien Grassard, contacté par Mediapart qui affirme cependant qu’il ne s’agissait pas là d’une « promesse de maintenir l’entreprise en vie pendant cinq ans ».
La question est donc de savoir si cette ambition, deux ans plus tard, était encore tenable. Adrien Grassard répond par la négative. « Après deux ans, il était devenu clair que nous ne pourrions pas atteindre l’équilibre en 2026 », indique-t-il. Pour lui, le théâtre a souffert de plusieurs éléments extérieurs comme la réforme des retraites, les révoltes urbaines ou l’inflation. Selon lui, à partir du mois de mai dernier, la question de la cessation de paiements s’est posée.
En réalité, le seul investisseur solide du théâtre, la famille d’Adrien Grassard, a décidé de ne plus rien débourser. La société gestionnaire du lieu, Les Nouveaux Déchargeurs, est en effet dotée d’un très faible capital (5 000 euros). Elle est détenue à 61 % par Adrien Grassard et à 39 % par une société appelée Grashouse Invest et qui est la holding immobilière de ses parents, Daniel et Valérie. Daniel Grassard, 63 ans, est, nonobstant, cogérant de la société du théâtre avec Adrien.
"Le lieu avait acquis une vraie aura."
Rémi Prin, programmateur des Déchargeurs.
Cette holding a les reins beaucoup plus solides avec un capital de 1,5 million d’euros. Les époux Grassard sont, par ailleurs, les actionnaires majoritaires de l’entreprise EMO, spécialisée en vente de gros de produits pharmaceutiques et qui, en 2021, a réalisé près d’un million d’euros de chiffre d’affaires. Selon les données publiques disponibles, cette société a vu sa rentabilité reculer fortement en 2021, son résultat net passant de 66 000 euros à… 9 euros en un an. Ceci explique peut-être la décision des parents du directeur d’arrêter de soutenir Les Déchargeurs, malgré le projet initial qui prévoyait des pertes jusqu’en 2026.
Selon Adrien Grassard, le nombre de spectateurs ne progressait pas de manière...
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