Ievgueni Kissin, Kirill Petrenko, Maria Kurochkina, Semyon Bichkov, Vasily Petrenko... Certains des plus grands talents du pays n'hésitent plus à dénoncer l'invasion ordonnée par Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine et le régime russe ont pourtant été clairs : toute manifestation publique, tout rassemblement, toute contestation de ce que les médias locaux n'ont pas le droit d'appeler guerre ou invasion sera puni. L'arsenal judiciaire, déjà très étendu en matière de répression de la liberté de parole ou des Droits de l'homme, a encore été renforcé par la Douma ces dernières heures. Et pourtant, à mesure que les jours passent, la honte et la colère sourde d'une partie des Russes percent le silence. À commencer par les artistes.
Face à une guerre qu'ils qualifient de «désastre», de «honte» ou encore de «plus grand échec moral de notre siècle», ils sont de plus en plus nombreux à faire connaître leur opposition à Vladimir Poutine. En Russie, une lettre ouverte intitulée «Non à la guerre» et publiée dès le 25 février revendique près de 20.000 signatures d'artistes et de professionnels du monde culturel russe. Le texte, en des termes les plus choisis, déplore le coût humain et économique de la guerre, la menace qu'elle fait peser sur la sécurité du pays et son inévitable isolement sur la scène internationale. La guerre conduite par Poutine «est en même temps absolument inutile : il est absurde de penser que l'on peut imposer la paix par la violence», soulignent les signataires.
L'artiste Dmitry Vilensky, membre du collectif Chto Delat, en référence au livre du révolutionnaire russe Nikolai Chernyshevsky, avance dans The Art Newspaper que «la plupart des gens issus de la scène artistique contemporaine russe ne soutiennent pas le virage réactionnaire de la politique culturelle russe et ne soutiennent certainement aucune action militaire et le colonialisme en Ukraine». Mais il souligne également que le gouvernement russe empêche toute protestation contre «ce qui se passe».
Car parmi les artistes, il faut distinguer ceux qui vivent sur place et la très grande diaspora culturelle russe qui, sans jamais avoir coupé les ponts, entretient des liens plus ou moins étroits avec la «Mère Patrie». Dans une vidéo solennelle partagée sur Youtube, le pianiste Ievgueni Kissin déclare sans fard que l'invasion de l'Ukraine n'est rien d'autre qu'«un crime sans justification possible». Le virtuose de 50 ans, propulsé par sa rencontre avec Karajan au début des années 1980, est adulé aussi bien aux États-Unis qu'en Russie. Mais après avoir acquis la nationalité britannique en 2002, il est devenu israélien en 2013.
Kirill Petrenko n'avait pas vingt ans à la chute du mur et sa famille a émigré en Autriche avant l'effondrement de l'URSS. Mais le chef d'orchestre est aux yeux du monde ce que la Russie a produit de mieux. Devant l'invasion russe de l'Ukraine, la baguette qui dirige l'Orchestre philharmonique de Berlin ne lésine pas sur les mots. «L'attaque insidieuse de Poutine contre l'Ukraine, qui viole le droit international, est un couteau dans le dos du monde pacifique, déplore-t-il dans une déclaration partagée par l'Orchestre philharmonique de Berlin. C'est aussi une attaque contre l'art, qui est connu pour se connecter au-delà de toutes les frontières. Je suis profondément solidaire de tous mes collègues ukrainiens et je ne peux qu'espérer que tous les artistes s'uniront pour la liberté, la souveraineté et contre l'agression.» A Berlin, les représentations de la 2e Symphonie de Gustav Mahler, dirigé par Gustavo Dudamel, le week-end passé, ont été dédiées «aux personnes touchées par les attaques russes contre l'Ukraine». Quant au gala Tchaïkovski du 8 mars, il est reporté au mois de novembre.
Sa consœur Maria Kurochkina a quant à elle quitté Moscou pour Paris le 25 février, au lendemain de la première offensive russe sur l'Ukraine. Candidate au concours de La Maestra, seule compétition internationale réservée aux femmes cheffes d'orchestre, sa présence à la Philharmonie de Paris est loin de passer inaperçue. «Je ne peux pas penser à autre chose, je ne peux pas dormir normalement, je ne peux pas du tout me concentrer sur la musique. En fait je ne sais pas comment monter sur scène et diriger de la musique comme si rien n'était en train de se passer en ce moment», a-t-elle confié à France Musique. Au Figaro, la musicienne dénonce cette «guerre fratricide qui est une véritable tragédie» entre «deux cultures très anciennes qui sont sœurs. Si tous les Russes ne parlent pas ukrainien, beaucoup d'Ukrainiens parlent russe». Le 6 mars, une fois La Maestra terminée, Maria Kurochkina ne retournera pas dans son pays natal, ou du moins «tant que la Russie sera encore sous le joug de la dictature et de la guerre».
"Ce n'est pas un conflit, c'est une guerre. Une guerre que la Russie a commencée contre les Ukrainiens. C'est un désastre, car beaucoup de Russes ont de la famille et des amis là-bas, beaucoup sont nés en Ukraine. En Russie, la plupart des gens ne soutiennent pas cette guerre, même si c'est très dangereux de protester. Le fait de l'appeler une guerre est déjà un crime. Et soutenir l'Ukraine peut mener à 20 ans de prison." Maria Kurochkina dans une interview accordée à RFI le 3 mars.
Semyon Bichkov, ancien chef de l'Orchestre de Paris, a pris une décision radicale depuis que les combats font rage sur le sol ukrainien : se retirer de la direction de l'Orchestre russe des jeunes à Moscou, alors qu'une série de concerts étaient prévus pour l'été. «L'invasion russe de l'Ukraine a provoqué une dévastation et des souffrances humaines inimaginables. Il ne peut y avoir de gagnants, quelle que soit l'issue de cette guerre injuste et créée artificiellement», a-t-il annoncé, à contrecœur, dans un communiqué. «C'est une décision douloureuse car j'attendais avec une immense joie de faire de la musique avec les jeunes artistes russes exceptionnellement doués». Bichkov rappelle également qu'en Russie, s'opposer à la guerre, c'est mettre sa «propre vie en danger». «Les armes doivent se taire, afin que nous puissions célébrer la vie plutôt que la mort», espère-t-il.
Et la liste des voix qui s'élèvent ne cesse de grossir. Le très talentueux Vasily Petrenko, chef principal de l'Orchestre philharmonique royal de Liverpool depuis 2006, a choisi de suspendre ses engagements avec la Russie «jusqu'à ce que la paix soit rétablie», en ajoutant que l'invasion de l'Ukraine est «l'un des plus grands échecs moraux de notre siècle». «Les liens historiques et culturels entre les peuples russe et ukrainien, dont je suis fier, ne peuvent servir à justifier l'invasion de la Russie», a-t-il déploré sur son compte Facebook.
En plus des mots, les initiatives symboliques se multiplient. Dans la ville médiévale de Cuenca en Espagne, Dima Slobodeniouk a ouvert, à la surprise générale, un concert avec l'hymne ukrainien. Pour la première représentation de Such Places as Memory de Fernando Buide, une centaine de musiciens accompagnaient le geste symbolique du chef russe de l'Orchestre symphonique de Galice. «Notre programme de cette semaine, qui comprend de la musique de compositeurs espagnols, finlandais et russes, doit servir à montrer que des personnes de nationalités différentes peuvent et doivent coexister sans s'humilier», a-t-il écrit sur son compte Twitter...
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